Où sont passés les intellectuels ? Ailleurs que là où Enzo Traverso regarde

A propos de : Enzo Traverso (2013). Où sont passés les intellectuels ?, Paris : Textuel.

Excellent petit ouvrage qui permet de faire le point sur cette question essentielle de la place des intellectuels dans le débat public au XXème siècle. Enzo Traverso fait partie de ces personnes qui regrettent la figure sartrienne et qui fustigent le rôle des médias et de la télé. Cette posture me déplaît mais force est de constater qu’elle repose sur une réalité, difficile à appréhender ; je ne pense pas que Enzo Traverso soit très utile à ce propos.

En risquant de choquer mes amis et collègues intellectuels, je trouve que les positionnements idéologiques de Traverso dans cet ouvrage sont ceux d’un vieil intellectuel trotskyste devenu conservateur, un peu sur le mode "c’était mieux avant !". Mais comme il a une remarquable vision historique (c’est quand même son métier), cohérente, fort bien construite de ce que devrait être un intellectuel, ce parcours dans le XXème siècle est très intéressant.

L’entretien est un remarquable guide dans une liste des références ébouriffante et le survol historique de la question, depuis l’affaire Dreyfus jusqu’aux positions concernant les révolutions arabes. Je trouve même que nous devrions utiliser ce petit livre comme une sorte d’état de l’art de la question et aussi des positions les plus communes parmi les intellectuels de gauche.

Traverso défend cette idée que l’intellectuel serait (devrait être) toujours critique face au pouvoir et en cela le distinguerait de l’expert. Il tourne autour de cette question passionnante de la mutation de la fonction de l’intellectuel sans jamais l’aborder de front car il est dans une posture de défense, en retrait. Le problème de fond me semble être une confusion entre l’engagement qui a servi à définir les intellectuels dans le XXème siècle et le savoir qui n’a pas cette couleur politique (bien au contraire) —voir par exemple la position d’un Bruno Latour comparée à Donna Haraway dans ce domaine que je connais bien des études sur la science, ou encore de la question de l’engagement pour la défense de la vérité chez les lanceurs d’alerte (là aussi une question qui échappe à Enzo Traverso).

Or sur cette antinomie de base, sur cette contradiction fondamentale dirait-on en bon vocabulaire marxiste, l’apport de Traverso est assez faible. Il me semble que sa vision de l’intellectuel, justement très sartrien, est figée dans une posture, celle de l’opposant. Mais elle empêche de voir que l’opposant aujourd’hui peut être un ingénieur système travaillant comme ingénieur système (exemple, la fondation Stallman ou le travail remarquable de Philippe Aigrain), que la contestation du pouvoir ne peut se réduire à la lutte politique dans les partis représentés au Parlement, qu’en dehors de l’Europe les formes que prend la démocratie (fort bien défendue par l’économiste Amartya Sen que détestent les gauchistes de tout poil) ne se réduisent pas à la lutte politique dans les partis dits de gauche (ou d’extrême gauche). L’opposant aujourd’hui est tout autant expert dans le système qu’il critique et autrement plus dérangeant de l’opposant « externe » qui se mêle de tout sartrien.

Et ce n’est pas le seul problème. Il ne peut pas penser le rôle de la technique si ce n’est pour exprimer une technophobie épidermique, pas du tout « de gauche » puisqu’on la retrouve, identique, chez Jacques Ellul [1] ; il fustige les intellectuels médiatiques dans lesquels il range évidemment Michel Onfray mais ne pense jamais le rapport du public à l’intellectuel et ne sait pas considérer que Onfray, de ce point de vue, est un remarquable exemple d’un puissant mobilisateur bien au-delà de l’idéologie néo-libérale ; il assimile la défense des droits de l’homme à une d’idéologie médiane, minimale, le plus petit dénominateur commun de l’idéologie politique, ce qui l’empêche de penser les mouvements des indignés ou encore les mobilisations se sont effectuées en dehors des idéologies de la guerre (marxisme en tête) ; il a un jugement à l’emporte-pièce de ces mouvements populaire (contre Wall Street ou les indignés) qui seraient "sans histoire" et j’imagine que Naomi Klein doit être pour lui une sorte d’horreur intellectuelle et pourtant elle a certainement fait plus que les intellectuels de la LCR dans les derniers temps pour contester les pouvoirs en place ; du coup, il est incapable de penser aussi leurs dérives (Chryssi Avgi —Aube Dorée— en Grèce, ou tous les mouvements néo-conservateurs antiparlementaires) . Il est aussi incapable de penser les révolutions arabes, pour des raisons similaires, ce que nous pourrions lui pardonner mais il est aussi incapable de penser les nouvelles revendications dans les sciences sociales : il se protège en citant timidement un malheureux et assez isolé critique des études post-coloniales mais lui-même se garde bien de dire quoi que se soit sur la succession indienne ou africaine de Edward Saïd, comme Spivak, Bhabba, Mbembe etc… ; il exprime une indulgence coupable pour un anti-démocrate comme Badiou qu’il défend avec indulgence alors qu’il s’agit d’un des principaux artisans de l’idéologie anti-démocratique (la confusion savamment entretenue entre lui et ce penseur original qu’est Rancière est assez désagréable) ; il a une vision assez schématique du rôle des universités, de la connaissance et de l’expertise qu’elle permet d’obtenir ; et peut-être qu’au-delà de tout cela il est totalement à côté de la plaque sur cette question majeure de la mondialisation. En limitant sa définition de l’intellectuel il ne voit justement que ce qu’il reproche : la réduction à un microcosme d’écrivains et professeurs, à Londres et à Paris. Finalement ça lui donne une sorte de patine « Vieux monde », l’espace public des cafés viennois de la fin du XIXème qui ont été le paradigme utilisé et défendu par Habermas pour définir la notion d’espace public. En bref, il a une vision euro-centrée (et très Mitteleuropa).

Vous me direz : ça fait beaucoup. Il y en a plus encore ! Mais pourtant je trouve cet ouvrage remarquable justement pour ses faiblesses qui sont à mon avis le pur produit de l’histoire du XXème siècle. Qui s’expliquent par l’holocauste, la lutte de la seconde guerre mondiale, l’anihilation de la pensée par le bulldozer stalinien contre lequel Enzo Traverso a certainement du lutter avec constance, la perte des illusions avec ce que le socialisme a produit comme réalisations aussi bien en Europe de l’Est que à Cuba, au Vietnam ou, pire, au Cambodge. Finalement, il vaut mieux être dans l’opposition quand on est marxiste !

Tout n’est pas négatif et je n’ai pas souligné l’importance qu’il accorde à Foucault, Gérard Noiriel, la succession de Habermas (qu’il mentionne mais ne détaille pas, ce qui est dommage), une connaissance historique remarquable et une certaine clairvoyance : « L’histoire n’appartient pas à ceux qui exercent le métier de l’écrire, elle appartient à tout le monde ».

Un très bon contre-poids aux positions de Traverso serait le premier chapitre de « Les mots et la terre » de Shlomo Sand [2], qui fait un historique du rôle des intellectuels depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à Salman Rushdie, autrement plus ouverte et militante. Ou encore toutes les chroniques, sans exception aucune, de Tony Judt [3]. A la décharge de Enzo Traverso disons que ce livre est un long entretien avec un Meyran très complaisant et admiratif du maître, pas un ouvrage critique.

— publié aussi sur Babelio

[1Ellul, J. (1988). Le bluff technologique. Paris : Hachette.

[2Sand, S. (2006). Les mots et la terre. Les intellectuels en Israël. Paris Fayard / 2010 Flammarion (Champs essais).

[3Judt, T. (2010). Retour sur le XXème siècle. Une histoire de la pensée contemporaine. Paris : Héloïse d’Ormesson.

Posté le 9 mars 2014