Laëtitia Atlani-Duault « La tragédie syrienne sera-t-elle le tombeau des Nations unies ?

Laëtitia Atlani-Duault « La tragédie syrienne sera-t-elle le tombeau des Nations unies ? »

LE MONDE | 30.03.2018 à 15h45 | Par Laëtitia Atlani-Duault
Anthropologue, CEPED-IRD
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http://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2018/03/30/la-tragedie-syrienne-sera-t-elle-le-tombeau-des-nations-unies_5278740_3232.html

Tribune. La tragédie syrienne sera-t-elle le tombeau des Nations unies ? Après la tragédie d’Alep, celle de la Ghouta orientale pose la même question assortie de deux nouvelles interrogations : la première sur la capacité du Conseil à faire respecter ses propres résolutions ; la seconde, brûlante, sur le contrôle des armes chimiques.

Face à la Ghouta orientale, le Conseil a montré qu’il n’est désormais plus bloqué en raison du droit de veto de l’un au moins de ses cinq membres permanents, comme cela avait été le cas à Alep. Mais il est désormais impotent, et le spectre de la faillite de la Société des nations rôde plus que jamais.

Le 24 février, en effet, le Conseil était pour une fois uni face à une tragédie qui a déjà fait entre 350 000 et un demi-million de morts. Du moins le croyait-il, après avoir voté à l’unanimité une résolution qui exigeait la cessation immédiate des hostilités et une trêve humanitaire d’au moins trente jours. Or, cette résolution n’a pas été appliquée. Le régime a continué son offensive avec des bombardements indiscriminés sur les zones habitées, alors que plus de 400 000 personnes y étaient assiégés.

Si le siège sanglant d’Alep a montré à nouveau, s’il le fallait encore, tout l’intérêt d’une proposition régulièrement discutée sur le non-recours possible au droit de veto en cas d’atrocités de masse, celui de la Ghouta et sa chute mettent en cause le caractère non contraignant des résolutions du Conseil de sécurité.

Aujourd’hui, il s’agit d’imposer les décisions du Conseil alors même que des acteurs clés (Russie, Syrie, Iran et Turquie) s’y refusent

Tout comme la Société des nations, l’ONU ne dispose pas d’armée en propre et n’a pas les moyens d’imposer la mise en œuvre des résolutions du Conseil. Des sanctions, pour être efficaces, exigent des décisions et des actions des Etats membres. Blâmer l’ONU et appeler à sa réforme n’a aucun sens car le verrou ne se situe pas au niveau du secrétaire général ou de l’Assemblée générale, encore moins des agences sur le terrain, mais bien des membres du Conseil.

Aujourd’hui, il s’agit d’imposer les décisions du Conseil alors même que des acteurs clés (Russie, Syrie, Iran et Turquie) s’y refusent. Or, plusieurs Etats semblent inhibés par une rhétorique sur les « lignes rouges », pourtant franchies allégrement depuis des années.

De sorte que c’est la crédibilité du Conseil de sécurité et de ses membres qui est aujourd’hui engagée. La Ghouta orientale constitue un nouvel Alep, objet d’une opération de reconquête d’une violence inouïe, et marquée par l’utilisation d’armes chimiques.

En effet et on ne le dit pas assez, ce qui se joue – aussi – à la Ghouta et, depuis quelques jours, sur le sol européen, est la responsabilité du Conseil de sécurité à assurer le respect des accords internationaux sur les armes chimiques.
Damas s’était engagé, sous parrainage russe, à détruire son stock avant la mi-2014 et avait rejoint la Convention sur l’interdiction des armes chimique

En aout 2013, la Ghouta, déjà, avait subi des attaques chimiques. Le mécanisme conjoint d’enquête ONU - Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC) n’existait pas encore ; en revanche, la mission d’enquête onusienne sur l’emploi d’armes chimiques avait confirmé leur usage à large échelle.

Les gouvernements américains et français avaient menacé d’intervenir militairement avec comme argument qu’une « ligne rouge » avait été franchie mais finalement, le Conseil avait adopté une résolution mettant en place un mécanisme de démantèlement des stocks chimiques et de surveillance. Et Damas s’était engagé, sous parrainage russe, à détruire son stock avant la mi-2014 et avait rejoint la Convention sur l’interdiction des armes chimiques.

Cependant, l’usage d’armes chimiques n’a jamais cessé en Syrie, avec jusqu’à cent soixante-sept cas rapportés. Suite à la création en 2015 d’une instance conjointe ONU/OIAC d’enquête et d’attribution des responsabilités pour l’emploi d’armes chimiques en Syrie, le régime de Damas a été identifié comme responsable dans plusieurs des cas constatés. Mais, en 2017, l’adoption de résolutions du Conseil proposant des sanctions sur la base des conclusions de l’ONU/OIAC échoue par veto.

Plus radical encore, fin 2017, le mandat de cette instance d’enquête n’est pas renouvelé, en raison du veto russe. C’est aujourd’hui à la Ghouta que les derniers cas d’attaques chimiques et en particulier au chlore ont été notifiés, mais la disparition du mécanisme conjoint ONU/OIAC ne permettra pas à l’ONU d’attribuer de responsabilités. De plus, des arguties sur la « lethality » du chlore permettent à certains d’espérer noyer encore un peu plus le débat.

Comme cela a été dit dans l’enceinte même du Conseil de sécurité, cette situation sape la pérennité du régime international de non-prolifération chimique

Un siècle après le premier conflit mondial, théâtre de l’emploi massif de chlore et de gaz moutarde, et alors que l’Europe a connu il y a quelques jours en Grande-Bretagne la première attaque chimique commise sur son sol depuis la seconde guerre mondiale [l’empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille Youlia], ces armes sont à nouveau employées par le régime syrien, malgré les engagements qu’il a pris sous égide de l’ONU. De surcroît, le risque que des acteurs non étatiques s’en emparent et les utilisent est avéré.

Comme cela a été dit dans l’enceinte même du Conseil de sécurité, cette situation sape la pérennité du régime international de non-prolifération chimique. Le laisser se fissurer reviendrait à accepter d’affaiblir le régime international de non-prolifération des armes de destruction massive, construit pierre après pierre au cours des dernières décennies et qui constitue la base de l’architecture internationale de sécurité ainsi que l’un des principaux acquis du multilatéralisme onusien.

Là encore, il relève de la responsabilité du Conseil de sécurité de ne pas laisser cette situation se banaliser et les responsables de ces crimes rester impunis. Il y va de l’avenir non seulement des Nations unies, ce rêve d’arène multilatérale issu de la dernière guerre mondiale, mais aussi de celui de notre système de sécurité collective.

Posté le 31 mars 2018