Chine : l’usine du monde à plein régime

Pierre Haski m’a intronisé grand spécialiste de la Chine....

Libération/Grand Angle
jeudi 16 juin 2005

L’usine du monde à plein régime

Un tiers des chaussettes de la planète, une brosse à dents sur cinq... En Chine, des villes entières se sont lancées dans la monoproduction de produits manufacturés exportés dans le monde entier. Souvent à partir des initiatives de quelques paysans locaux.

Par Pierre HASKI
jeudi 16 juin 2005

Pékin de notre correspondant

C’est un paysan ayant récupéré de vieilles machines abandonnées par une usine qui a démarré le premier, à la fin des années 70. Il produisait des chaussettes dans sa ferme, et les vendait à la sauvette le long des routes, en se cachant, car sous l’ère maoïste, l’activité individuelle était sévèrement punie.

Vingt-cinq ans plus tard, la zone de Datang, dans la province du Zhejiang (sud de la Chine), produit un tiers des chaussettes de la planète, offrant un tissu industriel de plusieurs centaines d’entreprises, presque toutes privées. Celles-ci produisent à la fois le bas de gamme, vendu non loin de là dans le grand marché de Yiwu où se pressent à longueur d’année des acheteurs venus du Pakistan ou du Nigeria, mais aussi les chaussettes en fil de soie et cachemire qui sortiront de l’usine avec l’étiquette Pierre Cardin et un prix en euros qui correspond pratiquement à un mois de salaire d’une ouvrière...

Plus au nord, voici Hangji, la banlieue de Yangzhou, dans la province du Jiangsu. On y produit plus de trois milliards de brosses à dents par an, soit un cinquième de toutes celles du monde. Il y a certes une énorme usine de la multinationale américaine Colgate, qui assure à elle seule un tiers de la production, mais aussi des centaines d’entreprises chinoises, des PME à la plus petite des structures familiales disposant de trois ou quatre machines installées dans la remise d’une ancienne ferme où se relayent les membres de la famille. Toute la petite ville de 55 000 habitants produit des brosses à dents, monoproduction locale.

Il y a aussi Qiaotou, dans le Zhejiang, qui produit 80 % des boutons et des fermetures automatiques du monde, là où, il y a vingt-cinq ans, il n’y avait qu’une communauté rurale. Selon la légende locale, trois frères ont lancé un commerce en ramassant des boutons dans la rue : aujourd’hui, plus de 700 entreprises produisent plus de 80 millions de boutons par jour.

Rien que dans la province du Zhejiang, la plus développée de Chine aujourd’hui, on compte officiellement 52 zones baptisées de « groupement sectoriel », une monoactivité qui engage toute la population. Certaines sont tournées vers le marché intérieur, d’autres ont trouvé le chemin de l’exportation et constituent une part non négligeable de la force de frappe commerciale chinoise. Des entreprises où les normes sociales sont inexistantes, où les patrons sont généralement d’anciens paysans, et les ouvriers des migrants venus de campagnes plus reculées encore. Un cocktail dans lequel le social n’a pas sa place, seul le rendement compte.

« Le point de départ est bien souvent spontané, une initiative de paysans », souligne Qiu Haixiong, professeur d’économie de l’université Zhongshan de Canton. « D’ailleurs, quand c’est l’Etat qui planifie, c’est souvent un échec », ajoute-t-il. En revanche, dès lors que l’activité prend une certaine ampleur, le gouvernement local intervient pour accorder le « label », développer les infrastructures, organiser la recherche et le développement, l’accès au marché national et international. « C’est indispensable », souligne le professeur Qiu. Pendant longtemps, renchérit Rigas Arvanitis, spécialiste de l’économie chinoise, il n’y a pas eu de volonté politique de créer des communes spécialisées : la mutation du monde paysan s’est conjuguée à l’initiative d’anciens ouvriers, parfois chômeurs. « Souvent, explique cet économiste, ce sont d’anciens ouvriers d’entreprises d’Etat de petite taille, ce qui explique leur spécialisation par produit. Ils sortent d’une usine de robinetterie, donc ils font des robinets. Le mouvement s’amplifie assez vite car les investissements sont très faibles, le gouvernement local laisse faire et parfois encourage. »

Cette monoproduction spontanée complète ce qui se fait dans les grandes zones industrielles. Dans le delta de la rivière des Perles, près de Hongkong, ou dans le delta du Yang-tsé, dans l’arrière-pays de Shanghai, la spécialisation sectorielle relève de la décision publique, et la taille des entreprises est plus grande. Le jouet, les meubles en bois, les diverses catégories textiles, l’électronique répondent à cette logique très efficace. Suzhou, la « Venise » chinoise, qui a connu une spectaculaire expansion de béton et d’acier, a ainsi réussi à attirer à elle des milliards d’euros d’investissement ; elle occupe désormais une place de choix dans la production mondiale d’ordinateurs portables, de souris d’ordinateur, d’écrans...

Ce qui fait aujourd’hui de la Chine une puissance économique qui ne ressemble à aucune autre, c’est qu’elle réussit à attirer les investisseurs étrangers pour produire les ordinateurs, quand, simultanément, ses anciens paysans se reconvertissent dans la production massive de parapluies, de chaussettes ou de boutons. Le résultat est le même : l’« usine du monde » tourne à plein régime.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=304304

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Posté le 16 juin 2005