Roland Waast (1940-2022)

Immense tristesse. Mon collègue, mon ami, la personne qui a le plus compté dans ma carrière et aussi dans ma vie est mort le vendredi 11mars 2022.

Roland WAAST (1940-2022).

Roland WAAST, directeur de recherche émérite, diplômé de l’École Polytechnique de Paris, Licence en Sociologie (Paris-Sorbonne), Légion d’honneur, a été responsable du laboratoire des sciences sociales de l’ORSTOM à Madagascar (1971-1973) où il a été affecté pendant dix ans (1964-1974), puis a exercé en coopération les fonctions de directeur des stages et de la recherche à l’Institut de Planification et d’Économie Appliquée (ITPEA-Secrétariat d’État au plan) à Alger (1974-1980).

Faisant partie de l’équipe des rénovateurs de l’ORSTOM menés par Alain Ruellan, il été Président du Comité technique de sociologie (Orstom, Paris, 1980-1982) et Chef du Département H (Conditions d’un développement indépendant des pays et des peuples) de l’ORSTOM (Paris, 1981-1986) dont il a été l’initiateur. A partir de 1987 il a été chercheur puis responsable de l’équipe « Pratiques et politiques de science » devenue équipe « Science Technologie et Développement » de l’UR 105 (ORSTOM-IRD, 1987-2004).

Il a initié à l’ORSTOM les travaux d’analyse sociale de la science qui est ainsi devenue son domaine de spécialisation. Ses travaux d’abord inscrits dans le champ de la sociologie rurale, ont contribué à l’essor de l’anthropologie économique avec un intérêt particulier porté à l’articulation des économies lignagères et paysannes avec le salariat et le développement du capitalisme à Madagascar. En Algérie, il a travaillé principalement dans le domaine de la sociologie et de l’économie de la santé (politique du médicament, tensions autour de la médecine gratuite).

Rentré en France, en tant que directeur de Département, il a développé des champs nouveaux (processus d’industrialisation, territoire et réseaux, construction identitaire, science politique), des terrains inédits (Asie du Sud et du sud-est, Afrique Australe). De retour à la recherche, il a développé dans le domaine de l’analyse sociale des sciences les travaux sur l’émergence de communautés scientifiques, sur les conditions d’exercice de la profession scientifique, les modes de production scientifiques et les politiques de science au Sud.

Pour cela, il a constitué le réseau de recherche ALFONSO, véritable incubateur de recherche sur les liens entre science et développement en partenariat avec les Suds, dont il a co-édité deux ouvrages : Scientific Communities in the Developping World (Sage, 1997), et Sciences, Techniques, Sociétés (Alger ; ENAG, 2013). Il a consacré de nombreux travaux à la construction d’indicateurs (bibliométrie) et à l’évaluation de programme de recherche et de politiques scientifiques en Afrique : évaluation du fond de financement français de recherche pour le développement, définition des stratégies des agences de financements internationales de recherche, évaluation du programme Science technologie et développement de la Commission Européenne (6ème PCRD), évaluation du système de recherche du Maroc (qui fait figure aujourd’hui de modèle du genre). Il a participé aux travaux réalisés dans le cadre des programmes de jumelage de l’UE avec le Maroc et il a participé au projet ESTIME (état des sciences et techniques dans les pays du Sud de la Méditerranée) qu’il a contribué à concevoir et à promouvoir auprès de la Commission européenne. Roland Waast a coordonné deux très grands chantiers de recherche, avec de multiples ramifications : à l’occasion du Cinquantenaire de l’ORSTOM, la réalisation en 1994 d’un important colloque d’histoire et d’études sociales des sciences et des techniques, intitulé « Les Sciences hors d’Occident au 20° siècle » dont il a dirigé sept volumes d’articles devenus souvent des références (ORSTOM, 1995-1998) ; la réalisation d’un état des sciences en Afrique avec des enquêtes nationales dans 15 pays (1998-2001) qui s’est poursuivi par une très forte implication dans l’analyse des systèmes de recherche avec des partenaires Sud-africains et de nombreuses formations et doctorats sur ces sujets. Roland Waast a fondé et co-dirigé la revue Science, Technology and Society : an international journal devoted to the developing world (publiée par Sage-New-Delhi, depuis 1996). Il a été membre du comité PRAD (coopération franco-marocaine en recherche agricole), du Comité scientifique de sociologie du CNRS (1983-1987), Expert auprès du CNE (Comité National d’Evaluation des Universités françaises) (1994-1997), membre du Conseil scientifique de l’OST (Observatoire français des Sciences et Techniques) et du Comité d’éthique du CIRAD. Chercheur et penseur hors normes, il a laissé une bibliographie, elle aussi, hors normes.


Photo d’un moment de la vie de l’UR 105, la passation de pouvoir de Bernard Schlemmer à Marie-France Lange. Nous avions concocté un pseudo-discours officiel plutôt comique. Roland se marrait !


Quelques mots que j’ai prononcé en l’Eglise de Crocq lors de la cérémoni avant son inhumation le vendredi 18 mars 2022 :

Je me souviens de ma première rencontre avec Roland : c’était mon entretien d’embauche à l’ORSTOM. Pendant 20 minutes, il m’a interrogé avec insistance, mais aussi beaucoup de bienveillance, penché presque à mes côtés. Dans mon souvenir il n’y a que lui dans ce jury. « Comment faisiez-vous vos enquêtes ? » me demandait-il. Je me souviens de l’intensité de son regard, mêlé de curiosité et de profond intérêt. Ce regard sous ses épais sourcils et ces grosses moustaches à la Groucho Marx. Yvon Chatelin m’a rappelé ce que Roland lui a raconté : il a commencé à être bien considéré en Algérie à partir du moment où il s’était laissé pousser les fameuses moustaches.
Je ne savais pas alors qu’il allait devenir l’homme qui aura le plus compté dans ma vie.
Mais j’ai su de suite que Roland serait généreux, bienveillant, et très curieux.
Cette curiosité le guidait à tel point qu’il en avait fait un critère scientifique : une enquête devait cesser lorsqu’il n’obtenait plus aucune information surprenante.
Il est ainsi entré dans ma vie quand je suis entré dans l’équipe qu’il avait contribué à construire, lors de la formidable réforme de l’ORSTOM des années 80, après la victoire de Mitterand.
C’était une équipe fondée sur les échanges et l’amitié. Ainsi nous étions, Yvon Chatelin, Jacques Gaillard, Yves Goudineau et Mina Kleiche (qui auraient tous voulu être présents en ce moment ici), l’équipe Pratiques et politiques de science, devenue plus tard Science Technologie et Développement.
Nous faisions vivre un projet plus vaste de Roland qui consistait à montrer qu’il fallait de la science pour sortir du colonialisme, du débat pour sortir de l’autoritarisme, de la conscience historique pour bâtir des stratégies de développement.
Il a ainsi participé à la grande œuvre de transformation de l’ORSTOM en un organisme de recherche post-colonial en faisant partie de l’équipe des réformateurs de Alain Ruellan et en participant à la formulation de la loi sur la recherche de 1984. Pour la même raison, il a aussi fait en sorte que l’ORSTOM célèbre son cinquantenaire dans un exceptionnel et grandiose colloque mondial d’histoire et de sciences sociales sur les « sciences hors d’Occident » et le développement.
Εκκλησία. on a beaucoup appelé à notre foi dans cette église : la foi de Roland résidait dans ce projet collectif de science et de débat.

Une fois que Roland a cessé d’occuper le poste de directeur de ce formidable département « Conditions d’un développement indépendant des Pays et des Peuples », il m’a demandé à moi aussi, humblement, de venir rejoindre notre équipe alors qu’il était évident qu’il n’aurait jamais pu en être autrement, pour moi comme pour les autres membres de notre équipe. Mais cette humilité, état un trait de caractère de Roland, et son humilité accompagne une volonté très affirmée, des engagements très clairs et, Robert en conviendra, une indéfectible fidélité à ses amis, ses compagnons.

Je me souviens des échanges concernant les concepts et les terrains mais aussi et surtout les outils intellectuels et matériels qu’il faut réunir pour réussir. Très vite Roland nous a incité à nourrir un projet international pour discuter (ce qu’il adorait faire) et pour nous enrichir des lectures et remarques inattendues de nos amis venant des quatre coins du monde : l’Algérie avec Hocine et Ali, le Vénézuéla avec Rafael, Hebe et Arnoldo, l’Inde avec Kapil et Krishna, le Moyen-Orient avec Sari, Anne-Marie et Elisabeth, le Brésil avec Antonio et Simon.
Tous ces chercheurs, ajoutés à ceux de notre petite équipe pensaient avec lui, avec la même curiosité, contagieuse et surtout en toute confiance. La liberté du débat incarnée dans le débat démocratique et la confiance. Il suffit de lire comment il a raconté l’un de nos colloques à Annaba pour s’en convaincre.
Le réseau et l’équipe étaient l’exosquelette de Roland et il a aussi su construire de nombreuses relations avec des chercheurs en sciences sociales mais aussi avec les autorités politiques en charge de la recherche partout dans le monde (en France, au Maroc, en Inde, en Afrique du Sud, en Algérie, et dans de nombreux autres pays africains) et avec la Commission Européenne.
Roland savait parler simplement des institutions (et leur parler) sans jamais oublier les humains qui les composent, qu’il appelait des « figures » qui peuplent notre monde.


(Johann Mouton er Roland Waast)

Roland avec ce réseau, son équipe, ses amis, avec sa famille aussi, lui et Monique, il nous a donné des outils pour dialoguer (des revues, des projets, des moyens…) et avec son optimisme contagieux, il nous a enseigné sans donner de leçons, en nous accompagnant.

Il continuera à m’inspirer,

  • il continuera à nous inspirer,
  • il continuera à inspirer beaucoup de monde ,bien après notre propre décès.

Quelques publications importantes de Roland WAAST

WAAST, R. (1973) Place et limites assignées aux opérations de développement par la sociétè paysanne, Terre Malgache (Tananarive), vol. 15, p. 93-126

WAAST, R., FAUROUX, E., SCHLEMMER, B., Le BOURDIEC, F., RAISON, J.P. et DANDOY, G. (1980), Changements sociaux dans l’Ouest malgache, Éditions de l’Orstom, Mémoires n° 90, 252 p.
Z. BELHOCINE, Z. et WAAST. R. (1981) « Besoin sanitaire et croissance de grande ville », Cahiers de l’aménagement du territoire (Alger), n° 6, p. 5-46
WAAST, R. et GAILLARD, J. (1988). « La recherche scientifique en Afrique », Afrique contemporaine, n° 148, p. 3-29
WAAST, R. et GAILLARD, J. (1992). “The uphill emergence of scientific communities in Africa”, In : Aqueil A. (ed.). Science and technology policy for economic development in Africa, Vol. 61 (p. 41-67). Brill.
WAAST, R. et SCHLEMMER, B. (1992). « Sociologie du développement, ou sociologies en coopération », L’Année sociologique, n° 42, p. 139-165.
WAAST, R. (1993) Indicators and survey of the researchers. A support study for the evaluation of STD II. Luxembourg : Commision of the European Communities, 96p.
WAAST, R. (1993), « Médecine et recherche médicale, Le cas algérien », in Curmi B. et Chiffoleau S. (dir.), Médecins et protection sociale dans le monde arabe, Les Cahiers du Cermoc (Beyrouth), 5, p.83-99.
WAAST, R. et LONGUENESSE, E. (eds) (1995) "Ingénieurs et médecins en crise. Syrie, Egypte, Algérie", Numéro spécial, Revue Tiers-monde, Paris, vol.36, n° 143, juillet-septembre 1995.
WAAST, R. (série sous la direction de) (1996), Les sciences hors d’Occident au XXe siècle, série de sept volumes : 1 - Les conférences (Waast, R., ed., 154 p.) ; 2 - Les sciences coloniales : figures et institutions (Petitjean, P., ed., 354 p.) ; 3 - Nature et environnement (Chatelin, Y., ed., 342 p.) ; 4 - Médecine et santé (Moulin, A.M., ed., 248 p.) ; 5 - Sciences et développement (Barrère, M., ed., 298 p.) ; 6 - Les sciences au Sud : état des lieux (Waast, R., ed., 332 p.) ; 7 - Coopérations scientifiques internationales (Gaillard, J., ed., 348 p.), Paris, Orstom.
GAILLARD, J., KRISHNA, V.V. et WAAST, R., (eds.) (1997), Scientific communities in the developing world. New Delhi & London, Sage.
RAGOUET, P., Shinn, T. et WAAST, R. (1997) "Science for the South, Science for the North : the great divide ?", in T. Shinn (ed.). Yearbook of the sociology of the sciences, Vol. 19, Dordrecht-Boston-London : Kluwer, p. 179-209.
KRISHNA, V.V., WAAST, R. et GAILLARD, J. (1998), "Globalization and scientific communities in developing countries ". World Science Report 1998. UNESCO (ed.). Paris, UNESCO & Elsevier.
ARVANITIS, R., WAAST, R. et GAILLARD, J. (2000), "Science in Africa : A bibliometric panorama using PASCAL database." Scientometrics, 47 (3), p. 457-473.
WAAST, R. (2001), "Afrique : vers un libre marché du travail scientifique ? ", Economies et Sociétés, Série F n° 39 (Développement) III, 9-10, pp. 1361-1413
GAILLARD, J. et WAAST, R. (2000), « L’aide à la recherche en Afrique Sub-Saharienne : comment sortir de la dépendance ? Le cas du Sénégal et de la Tanzanie », in Autrepart (Paris : L’aube), n°13, p.71-89.
WAAST R. (ed.), (2001), « La science en Afrique : bibliométrie – 1989-1999 » (180p.) et « Les coopérations scientifiques en Afrique » (80p.). Rapports pour la Commission européenne et le ministère français des Affaires étrangères. Paris : Éditions de IRD.
SCHLEMMER, B., MARTIN, J.-Y., SID AHMED, A. et WAAST, R. (2002). « Le défi de la mondialisation : marchandisation ou partage des savoirs ? », in J.-Y. MARTIN (ed.), Développement durable ? Doctrines, pratiques, évaluations.. (pp. 265-285). Paris, Éditions de l’IRD.
WAAST, R. et KRISHNA, V.V. (2003). "Science in Africa : From institutionalisation to scientific free market - What options for development ?" Science, Technology & Society, 8 (2), pp. 153-182.
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KLEICHE DRAY, M, WAAST, R. et FASSI FEHRI, O. (eds.). (2008). Le Maroc scientifique. Paris : Publisud. 312 pages
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SHINN, T., VELLARD, D. et WAAST, R. (ed.) (2010). La division internationale du travail scientifique, Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°9.
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EL KENZ, Ali et WAAST, R. (eds) (2013). Sciences, Techniques, Sociétés (Alger ; ENAG, 2013). (contient un article de R.Waast : Le Réseau ALFONSO et l’Atelier d’Annaba, pp.11-21)
WAAST, R. et GAILLARD, J. (2018) « L’Afrique : entre sciences nationales et marché international du travail scientifique », in M. KLEICHE-DRAY, M. (ed.), Les ancrages nationaux de la science mondiale, XVIIIe-XXIe siècles (pp. 67-97). Paris (FRA) ; Paris & Marseille : EAC & IRD.

Posté le 2 avril 2022