Entretenir un blog (comme Mark Bernstein)

Un blog ! Mais c’est déjà un truc de vieux pour la génération des jeunes d’aujourd’hui qui sont sur les rézosocio. Et je n’ai pas une passion pour ces lieux où on parle beaucoup mais on lit assez peu. Il en subsiste beaucoup malgré la vague de l’Instagram (l’anti-blog par excellence, le lieu des vanités, l’image glorifiée par le nombre de likes), après celle des Facebook et autres Twitter (devenu l’horrrible "X").

Je me suis posé cette question. Pour quelle raison entretient-on un blog (encore) ?

Il y a une certaine satisfaction à écrire un blog car on publie là, de suite. En somme, c’est un rêve d’auto-édition. Bien sûr on fait l’impasse sur tout ce qui fait la qualité et la diffusion d’une oeuvre. Mais avec le blog, on s’en fiche, on n’écrit pas pour la postérité. On écrit, dit-on, pour soi ! Mais n’est-ce pas toujours le cas. Et pourquoi un blog serait-il plus "pour soi" qu’’un journal intime. Au contraire même, c’est l’anti-journal intime. C’est le journal que je veux bien ne pas garder pour moi seul...

Pour poursuivre, je me suis dit qu’il faudrait réfléchir à cette question à partir d’un blog qui me plaise vraiment pour pouvoir répondre à ma question.

Alors voici un blog que j’adore celui de Mark Bernstein.

Mark est un intellectuel et un codeur, fondateur d’une entreprise (Eastgate) qui commercialise les appli dont il est l’inventeur : Tinderbox et Storyspace. Storyspace est une appli pour écrire des hypertextes. Tinderbox c’est un peu la même chose en plus évolué, plus versatile, plus élaboré. Un outil pour faire des notes (je ne dirais pas pour les prendre mais cela dépend de l’usager pas du logiciel), mais aussi un outil de rangement, d’analyse, de stockage.... un outil multi-modal. Il ne se pose plus la question du à quoi ça sert. J’ai été un adepte, un peu moins maintenant, mais c’est un outil fabuleux

Entretemps, Tinderbox a beaucoup évolué et continue à évoluer. Mark est loin d’être un zozo isolé dans son coin (voir CV). C’est même un des auteurs les plus influents dans ce domaine de la "digitalisation" du savoir (comme j’appelle ça), qui produit et réfléchit aux usages des outils numériques. A la différence de l’IA, qui est fondée sur des outils essentiellement mathématiques (un moteur algo sur une base de données), l’hypertexte est un outil d’exposition, d’écriture, de "monstration" pas de démonstration. Bref, c’est un outil intellectuel (les intellectuels sont ceux qui écrivent des livres !). Et parfois, des blog ! Mais on en reste rarement là : le blog devient livre, les pages numériques deviennent des pages d’un récit.

Comme d’autres penseurs, par exemple George Landow, Mark a réfléchi sur les effets de cette numérisation de l’écriture. Un de ses plus beaux textes explique en quoi écrire dans un hypertexte (donc écrire de manière numérique) est assimilable au jardinage. Lire un hypertexte, c’est parcourir un jardin. Génial !

Mark a aussi écrit sur les origines politiques et intellectuelles de l’internet... et c’est passionnant. Exemple :

Bernstein, M. (2023). Knowledge Machines : A Complex Web of History and Technology (Chap. 22). In W. Keim, L. Rodriguez Medina, R. Arvanitis, C. Basu, N. Bacolla, S. Dufoix, S. Fornos Klein, M. Nieto Olarte, C. Ruvituso, G. Saalmann, T. Schlechtriemen, & H. Vessuri (Eds.), Routledge Handbook of Academic Knowledge Circulation (pp. 288-295) : Routledge.

Et aussi sur les dangers des részosocio et les questions morales que cela pose, dans un article que j’ai traduit (accessible en ligne) :

Bernstein, M., & Hooper, C. (2021). Petit mode d’emploi des médias sociaux à l’usage des personnes malveillantes. Revue d’anthropologie des connaissances, 15(1). doi : 10.4000/rac.19727
https://journals.openedition.org/rac/19727

Ce dernier article est un catalogue prémonitoire des manipulations dont nous entendons parler maintenant quotidiennement aux infos.

Son blog contient des aphorismes, des avis sur ses lectures, des infos sur son travail, des commentaires sur les productions qui l’intéresse. Les notes peuvent être courtes ou longues.... Son blog partage deux aspects comme le mien : il parle de cuisine, peut-être moins de recettes que moi, et, comme ici, ne permet pas d’interagir en direct avec les lecteurs par des vannes et des commentaires (ce n’est pas un rézocial).

Bref, on écrit un blog pour écrire !

Et les raisons pour écrire sont infinies. On veut garder un registre de choses qui nous semblent assez intéressantes pour des yeux différents des nôtres. On veut dire deux trois choses qu’on a sur le coeur pour avancer dans la réflexion car seule l’écriture permet d’expliciter cette pensée... On veut classer des choses et pour cela il faut les décrire. On écrit pour réfléchir (et non l’inverse). On écrit aussi parce que notre mémoire est courte et nous avons besoin d’entretenir la mémoire. Et on peut aussi écrire pour le plaisir brut d’avoir écrit joliment.

Mais pourquoi un blog et pas un carnet ? En fait c’est pareil, mais la forme numérique fait la différence comme l’indique un très beau manuel écrit par un philosophe français, Dominique Renauld. Le manuel s’intitule "Prendre des notes avec Tinderbox". Il a aussi produit une belle vidéo sur l’utilisation de Tinderbox, [1] la seule qui existe en français et une des meilleure pour qui ne connait pas l’application.

Renauld est d’ailleurs très latourien sur son site ("La parole est le lien") : on se souviendra que pour Latour, la société est un ensemble de liens ! [2]

La suite au prochain numéro...

[1Pour ceux qui sont pressés, aller à 3’22 dans la vidéo, mais je conseille de voir la vidéo depuis le début !

[2Lire Cogitamus pour une introduction à ses idées : Latour, B. (2010). Cogitamus. Six lettres sur les humanités scientifiques. Paris : La découverte.

Posté le 2 mai 2024