Pierre Tripier : un sociologue d’exception

Pierre Tripier a beaucoup compté pour moi et sa mort m’a beaucoup attristé, mais en même temps, comme à chaque fois que je pense à lui, je ne peux que me sentir plein du bonheur de l’avoir connu.

J’ai connu Pierre Tripier alors que je me formais dans le domaine des études de la science. Et je l’ai connu dans un lieu atypique : le programme Science Technologie et Société du CNRS, dont les bureaux se situaient dans un appartement du boulevard Saint-Michel, juste en face du Centre de Sociologie de l’Innovation (CSI) de l’École des Mines où je travaillais alors. Et nous nous sommes rencontrés là-bas sûrement par hasard.

Ce programme finançait des projets sur la science mais sans véritable boussole scientifique. Pierre Tripier par contre venait de publier une étude sur le travail scientifique. Il avait mené cette recherche avec une doctorante allemande, me semble-t-il. (H. Reuter, P. Tripier & F. Aubert, 1978 ; 1981). Déjà, cela montrait la curiosité intellectuelle de Pierre qui était à Nanterre au sein du sein de la socio du travail de l’époque, très fortement marquée par la socio du travail. Il a été très chaleureux avec moi et je me souviens d’une discussion que je situe entre deux portes ou en marge d’un séminaire, où il s’adresse à moi comme si j’étais un de ses collègues. Jamais il ne m’a fait sentir une distance entre lui, l’universitaire qui à mes yeux était une personne importante et haut placée dans la hiérarchie universitaire et moi économiste de 23 ans en reconversion à la sociologie (il a bien rigolé quand je lui ai raconté cela quelques années plus tard). C’est donc l’époque où Pierre qui était un sociologue du travail s’intéressait en même temps l’épistémologie des sciences et en particulier sa traduction pour les sciences sociales. Il a d’ailleurs passé une thèse d’État en 1984 sur la sociologie du travail et de l’emploi, qui examine les fondements théoriques de la sociologie et qui a servi de base pour un manuel (me semble-t-il, il s’agit du livre "Du travail à l’emploi. Paradigmes, idéologies et interactions », publié en 1991). Je pense même qu’il fait partie des introducteurs de l’école de Chicago en France.

Il a toujours été un chercheur et un penseur original. Il m’a fait lire l’article célèbre de Anselm Strauss sur le travail des infirmières, excellente introduction à la grounded theory et l’école de Chicago. Plus tard, lorsque j’ai fait la connaissance de S. Leigh Star et lu Howard Becker, j’ai saisi l’importance de ce courant de pensée et j’ai aussi réalisé tout l’apport que m’avait offert Pierre. Ses ouvrages sont toujours une bonne source de réflexions et de rérérences utiles.

A mon retour du Venezuela, après quatre années passées dans ce beau pays, Pierre a été un super directeur de thèse. Je devais rédiger en moins de six mois cette thèse mais j’étais bien mal en point, déchiré entre une approche "latourienne", que je n’avais pas suivie à la lettre (alors même que je pensais avoir fidèlement suivi les acteurs et les conseils de Science in Action de Bruno Latour), et une sociologie des institutions scientifiques assez mertonienne, disons-le. Pierre avait une façon rassurante de lire et commenter mon écriture. Avant mon départ au Venezuela , j’avais été dans l’ombre de Bruno Latour. A mon retour, grâce à Pierre, j’ai pu finir la rédaction de ma thèse sans trop de dommage, en n’étant plus sous l’imposante ombre du génie latourien.

Plus tard, alors que j’étais reparti de l’autre côté du « lac Atlantique », Delphine Mercier, pétillante et dynamique doctorante de Pierre, était venue au Mexique pour aller faire du terrain dans les maquiladoras du Nord du Mexique. Cela m’a permis de maintenir le lien d’amitié transatlantique avec Pierre. Pierre était aussi venu au premier colloque latino-américain de sociologie du travail à Mexico (ALAST). J’ai le souvenir d’une soirée animée et amusante avec lui, Anni Borzeix, Delphine Mercier et Daniel Villavicencio chez nous à la Cerrada San Borja. Pierre était heureux et les innombrables échanges qu’il avait pendant le colloque avec des collègues argentins, mexicains, espagnols et autres, fonctionnaient comme un bain de jouvence.

Plus tard, sa participation au colloque que Jean Ruffier et moi-même avions organisé à Canton en Chine en janvier 2000 a été un moment assez fabuleux non seulement d’échanges mais aussi de plaisirs partagés. Je dois dire que sa présence avait aussi fait de ce petit colloque un grand moment. La photo ci-dessous le montre aux côtés de Delphine et Marcos Supervielle, Jorge Walter et, derrière, Robert Cabanes. Nous avons eu de multiples échanges très stimulants et originaux, où se mélangeaient les discussions intellectuelles aux plaisirs de la table et du mouvement.

Pierre était toujours de bon conseil mais surtout il avait une capacité à réconforter, et aider les autres. Mais les discussions qu’on pouvait avoir avec lui étaient toujours une découverte, car il avait une grande culture. Preuve en est son livre remarquable, écrit avec Bruno Péquignot, sur les fondements de la sociologie qui va chercher ces fondements non pas chez les premiers auteurs de la discipline mais dans les questionnements de la physique, de l’histoire, de la biologie. La dernière phrase de ce livre est comme un miroir de sa pensée :

« Notre livre s’est inspiré des controverses [sur la science] non pour les trancher mais pour trouver un point de non-contradiction qui permette de les mettre en tension »

Enfin, je voudrais dire que Pierre Tripier était surtout un sociologue qui croyait en la vérité du terrain. C’est aussi pour cela qu’il nous a fait lire le livre de Znaniecki (Le paysan polonais). S’il aimait enseigner et parler de l’histoire ou de la philosophie, il était surtout un sociologue qui enseignait l’importance d’alimenter ces réflexions des observations que nous pouvons faire sur le terrain. Le fantastique ouvrage sur l’aveuglement dans les organisations qu’il a rédigé avec Valérie Boussard et Delphine Mercier en est la preuve. Elles sont à mes yeux, toutes les deux, par leur démarche et leurs engagements, ses héritières intellectuelles. Cet ouvrage d’ailleurs, en mettant l’accent sur les images que nous nous faisons de la réalité et qui deviennent des réalités imbriquées les unes dans les autres, parfois en accord parfois en harmonie, me semble une avancée théorique qui rejoint l’idée de l’imaginaire social qu’avait proposé en son temps Castoriadis.

Valérie Boussard dans un fervent hommage à Pierre écrit :

Avec Pierre Tripier, la sociologie était une science vivante et alerte, généreuse et exigeante, qui savait sortir avec audace de ses limites.

Merci, Pierre, tu as été un guide formidable !


Reuter, H., Tripier, P., & Aubert, F. (1978). Le travail de recherche dans l’Université. Structure et déterminants. Centre de documentation et de recherche en sciences sociales, Groupe de Formation-Emploi, Université Paris X (rapport de recherche, financement DGRST), 157 p.

Reuter, H. and P. Tripier (1980). "Travail et créativité dans un marché interne : le cas du système français de de recherche universitaire." Sociologie du Travail 22(3) : 241-256.

Tripier, Pierre. (1991). Du travail à l’emploi. Paradigmes, idéologies et interactions. Bruxelles : Ed. de l’Université de Bruxelles.

Dubar, C. and P. Tripier (1998). Sociologie des professions. Paris, Armand Colin.

Péquignot, Bruno et Pierre Tripier (2000). Les fondements de la sociologie. Paris, Nathan Université.

Boussard, Valérie, Mercier, Delphine, & Tripier, Pierre. (2003). L’aveuglement organisationnel. Analyses sociologiques de la méconnaissance. Paris : Editions du CNRS.

Posté le 27 août 2025