Michel Callon nous a quitté cet été (le 25 juillet 2025), et Chantal et moi-même avons été profondément attristés d’apprendre sa mort. [1]
Je ne garde de lui que des bons souvenirs, sans aucune faille, son appui total et permanent, son intelligence, sa bienveillance, son élégance. Nous avons été très proches au début des années quatre-vingt, au moment où il prend la direction du CSI et “embauche” Bruno Latour. Je regrette que cela ne se soit pas poursuivi mais cela fait partie de la vie !
Mais pour moi il ne disparaîtra jamais. Il avait une intelligence très aiguë mais en même temps bienveillante. Il ne cherchait jamais à blesser, je crois qu’il en était incapable. Je pense même que sa direction du Centre de sociologie de l’innovation a changé le monde - littéralement. Avoir invité Bruno Latour à le rejoindre [2], avoir participé à l’élaboration des politiques de recherche en appliquant ce qu’il professait dans ses écrits et sa recherche, souvent aussi de manière informelle en partageant avec nous tous, jeunes et moins jeunes au CSI [3], avoir considéré ses “élèves”(nous) toujours comme ses égaux, comme des chercheurs qui jouissaient à ses côtés, les mêmes avantages et la même considération que les plus grands qu’il nous permettait de côtoyer, avoir rendu intelligible ce que font les chercheurs, tout cela a été rendu possible grâce à lui.
Michel a aussi fait le pont entre recherche et politique. Je pense à l’Ademast (l’Association pour la Maîtrise des sciences et des techniques), un lieu de débats qui a été éphémère mais utile en son temps, (en 1983 les premières années Mitterand) qu’il avait créé avec quelques autres personnes faisant partie du brainstorming pour modifier la recherche en France (loi de 1984 qui est encore en vigueur). L’Ademast publiait le Journal de l’Ademast dont Chantal a été la rédac cheffe.
Je pense à tout le travail qu’il faisait en silence pour introduire des processus plus démocratiques au ministère de la Recherche et de la Technologie avec des ministres comme JP Chevènement, mais aussi plus tard avec Hubert Curien, ministres qui l’ont écouté car ce qu’il proposait permettait de rendre plus efficace la recherche et permettait d’ouvrir le débat. Je pense évidemment à la profonde réforme de la recherche qui fut discutée dans les Assises de la recherche en 1982 (me semble-t-il), ainsi que ses travaux plus tardifs comme le livre "Agir dans un monde incertain". Mais aussi au-delà. Son intérêt pour la pensée performatrice des économistes qui était déjà un des sujets de discussion du début des années 80 au CSI.
Avoir été proche de lui a été une bénédiction dans ma vie. C’était aussi quelqu’un de joyeux, qui aimait les bons mots, sans jamais être blessants, qui tout de suite mettait les gens à l’aise.
Parmi mes beaux souvenirs de vie, ce sont les quelques jours que nous avons passés ensemble au Venezuela. J’avais proposé à cette époque au CENDES de l’inviter pour donner un cycle de conférences sur la sociologie des sciences et de l’innovation à Caracas. Hebe Vessuri qui dirigeait le département “Science et Technologie” du CENDES avait effectivement fait cette invitation. Les séances du séminaire nous avaient beaucoup impressionné et les chercheurs du CENDES ont suivi avec beaucoup d’intérêt les travaux de cette époque (je n‘y suis resté que jusqu’en 1989). Ce séminaire fut suivi d’un petit voyage de quelques jours en Amazonie vénézuélienne, à Canaima, avec Chantal, où nous avons visité les “tepuys” (montagnes dans la forêt amazonienne) et navigué en pirogue ! Il était un compagnon de voyage adorable et enthousiaste.
Je pense que nous sommes très nombreux à l’avoir connu et ne pouvoir en dire que du bien. Nous sommes des milliers à mieux comprendre le monde grâce à lui et à sa pensée. Le Centre de Sociologie de l’Innovation est devenu grand grâce à lui. Notre monde nous est devenu plus compréhensible.
De la part de Chantal, mon épouse, qui a travaillé longtemps avec lui, et de ma part, nos condoléances à sa famille et ses collègues. Chantal et Rigas.
— Je recopie ici le message que nous a adressé le Centre de sociologie de l’innovation :
Le centre de sociologie de l’innovation a la très grande tristesse de faire part du décès de Michel Callon le 28 juillet 2025.
Ingénieur civil de l’École des Mines de Paris, et titulaire d’un diplôme d’études supérieures en sciences économiques, Michel Callon entre au Centre de Sociologie de l’Innovation à la fin des années 1960. Partageant une belle amitié intellectuelle avec Jean-Pierre Vignolle et Antoine Hennion, il y mène des travaux sur le développement du véhicule électrique, déployant une approche pionnière des phénomènes d’innovation par le suivi des controverses qu’elles engendrent. Il y pose les premiers jalons d’une approche de sociologie de l’innovation vue au travers de ses processus de traduction, et y met en œuvre des méthodologies et des outils d’investigation scientométriques originaux. En 1982, il prend la direction du CSI et en fait, par ses choix de recrutement, par les orientations scientifiques qu’il lui donne, par sa capacité à obtenir les ressources financières nécessaires, le centre de référence qu’il est devenu dans le domaine de la sociologie des sciences et des techniques. Avec la complicité de Bruno Latour, qu’il a fait venir au CSI, il mène une série de recherches sur la fabrication des sciences et des technologies qui apporteront des contributions primordiales à la fondation du champ des Science and Technology Studies (STS). Leur collaboration se traduit notamment par la publication en commun d’articles qui feront date et d’ouvrages collectifs comme « La science telle qu’elle se fait » (1982). Avec Bruno Latour, Madeleine Akrich et John Law, Michel Callon est un des artisans de l’Actor-Network Theory (ANT), qui constitue à partir des années 1980 un courant de pensée majeur au sein des STS, conférant au CSI sa réputation internationale. Sa contribution a été reconnue par la Society for Social Studies of Science qui l’a élu président de 1998 à 2000 et lui a attribué le Bernal Prize en 2002.
S’intéressant depuis ses débuts à l’économie (la discipline et la « chose »), Michel Callon développe à partir de la fin des années 1990 une vision aiguisée des marchés, attentive au rôle qu’y jouent les connaissances scientifiques et les dispositifs techniques. L’ouvrage collectif « The laws of the markets » qu’il dirige en 1998 ouvre la voie à une analyse originale des phénomènes marchands que de nombreux chercheurs, en France et dans d’autres pays, emprunteront dans son sillage. Dans « Market devices » (2007), il rassemble avec Yuval Millo et Fabian Muniesa un ensemble de textes emblématiques de la variété des dispositifs engagés dans l’organisation des marchés. Dans « L’emprise des marchés » (2017, traduction « Market in the making », 2021), il livre son analyse du fonctionnement des agencements marchands et interroge leur intégration dans la société contemporaine.
Son insatiable curiosité, doublée d’une capacité d’analyse et de synthèse hors-normes, a conduit Michel Callon à articuler, très tôt dans sa carrière, les questions d’expertise et de démocratie. Dans « Le pouvoir des malades », publié en 1999, il questionnait avec Vololona Rabeharisoa les modalités d’organisation de la recherche et de l’expertise dans des champs scientifiques minoritaires comme celui des maladies rares. Dans « Agir dans un monde incertain » (2001), il proposait avec Yannick Barthe et Pierre Lascoumes une réflexion sur la mise en œuvre de l’expertise et de la décision dans les situations d’incertitude. C’est aussi ce qui l’a amené à accepter la présidence du COESDIC (Comité d’expertise et de suivi de la démarche d’information et de consultation) mis en place par l’ANDRA pour l’aider à instaurer un dialogue entre les pouvoirs publics et les différentes parties prenantes au sujet de la construction d’un stockage réversible de déchets radioactifs dans des couches géologiques profondes.
En lien avec ses enquêtes de terrain et ses travaux de réflexion théorique, Michel Callon a interagi avec de nombreuses institutions, entreprises et associations. Ses recherches en sociologie des sciences ont alimenté l’élaboration des politiques de la recherche et de l’innovation dans les années 1980 et 1990. Avec Jean-Pierre Courtial, Philippe Larédo et Philippe Mustar, il a mené de nombreux travaux d’évaluation des politiques publiques dans ce domaine et a développé la méthode des mots associés (co-word analysis) qui a été pionnière dans l’analyse quali-quantitative des dynamiques de la recherche. Pour toutes les organisations avec lesquelles il a coopéré, il a été un observateur et un acteur vigilant du changement. Il a également formé des générations de chercheurs français et étrangers et accompagné leurs parcours : il n’aurait pas aimé le terme « mentor », mais il l’a été pour nombre de ses collègues plus jeunes, dont il a inspiré, encouragé et valorisé les recherches.
Nous perdons un compagnon de route très cher qui est resté jusqu’à récemment activement engagé dans l’analyse des mutations de l’économie comme en témoignent ses dernières publications. Le milieu académique perd un collègue éminent qui, par son esprit acéré, avait le don de rendre le monde un peu plus intelligible et les gens un peu plus intelligents. In Memoriam.