Le vol des joyaux dits de la couronne et les dangers de la démocratie

J’ai lu et traduit avec l’aide de Deepl cet article que je trouve remarquable de deux de nos meilleurs historiens républicains, Patrick Boucheron and Pierre Singaravélou. En fait, je suis scandalisé par le discours ambiant sur ces foutus bijoux (Stéphane Bern : les bijoux de la couronne de la France ! Comme si on avait encore des rois en France !) qui de tout temps, pour les rois et les républicains, ont été une ressource fiscale et que la droite et nos gentils royalistes de pacotille assimilent à un désastre national.

France needs its own No Kings day to protect its most valuable treasure
Patrick Boucheron and Pierre Singaravélou
The Guardian 30/10/2025

Original : https://www.theguardian.com/commentisfree/2025/oct/30/france-no-kings-day-crown-jewels-louvre-democracy

Selon certains commentateurs internationaux – et des conservateurs français perpétuellement pessimistes –, le cambriolage du Louvre était bien plus qu’un simple vol ; il s’agissait du plus récent chapitre du grand récit de l’effondrement national. Peu importe qu’il ait probablement été commis par deux individus opportunistes armés d’un pied-de-biche : pour certains pessimistes, c’est la civilisation elle-même qui est en train d’être mise à mal.
Il est intéressant de noter que ceux-là mêmes qui dénoncent le prétendu dysfonctionnement de la France se sont probablement émerveillés pendant les Jeux olympiques de Paris de l’été 2024, cette brève et éblouissante parenthèse où la ville a réellement fonctionné, où les trains ont circulé à l’heure et où des millions de personnes à travers le monde sont tombées un peu plus amoureuses de la France.

Le vol du Louvre n’est pas un signe avant-coureur du déclin de la France, pas plus que l’incendie de Notre-Dame en avril 2019 n’était un symbole de la déchristianisation de la nation. L’un est un cambriolage audacieux, l’autre un simple accident de chantier, mais tous deux en disent beaucoup moins sur le destin de la France que sur la réduction incessante des fonds publics consacrés à l’entretien de son patrimoine culturel.

Les politiciens très conservateurs qui déplorent aujourd’hui une prétendue « amnésie » des jeunes à l’égard du passé sont ceux-là mêmes qui ont veillé à réduire les cours d’histoire dans les écoles secondaires. Les élites françaises sont déchirées par des contradictions, et nous vivons à une « époque mythomane », comme l’a observé l’historien français Marc Bloch : « Ainsi les périodes les plus attachées à la tradition ont été aussi celles qui prirent avec son exact héritage le plus de libertés. Comme si, par une singulière revanche d’un irrésistible besoin de création, à force de vénérer le passé on était naturellement conduit à l’inventer. » (M. Bloch, Apologie pour l’histoire). Comment les Français pourraient-ils éprouver un si profond attachement pour ces joyaux volés alors que presque personne ne connaissait leur existence ?

Et peut-on vraiment leur en vouloir ? Depuis la Révolution, les joyaux de la couronne française n’ont été qu’une succession de vols, de récupérations, de ventes, de réassemblages et de ventes aux enchères : dérobés en 1792, partiellement récupérés deux ans plus tard, vendus par le Directoire en 1796, réassemblés sous l’Empire, puis finalement vendus aux enchères une nouvelle fois en 1887 sous la Troisième République.

N’oublions pas que les diamants et les saphirs royaux les plus éblouissants trouvent leur origine en Asie du Sud, à l’apogée de l’expansion coloniale européenne. À quelques exceptions notables près, la France moderne, terre de révolutions et de restaurations, est restée largement indifférente à ces attributs de la monarchie, qui servent parfois de manière pratique à renflouer les caisses de l’État.

Les joyaux de la couronne, cette collection étincelante de pierres précieuses, ne sont en réalité pas des bijoux. En France, depuis le règne de François Ier, les joyaux de la couronne ont moins à voir avec la splendeur qu’avec la solvabilité : il s’agit d’un fonds de garantie de l’État destiné à soutenir les emprunts publics plutôt qu’à orner le cou et les poignets des membres de la famille royale. C’est pourquoi les bijoux récemment volés au Louvre ne sont pas, comme l’ont affirmé certains titres de presse, « les bijoux de la couronne de la France » [dixit Stéphane Bern et repris par tous les médias]. Ils appartiennent plutôt à ce qu’on appelait la "liste civile", c’est-à-dire les biens personnels des divers membres des familles royales.

Si le cambriolage lui-même ne mérite que la condamnation, nous devons nous méfier de ceux qui cherchent à transformer la valeur symbolique de ces insignes en un argument politique, d’autant plus qu’en France le populisme nationaliste progresse dangereusement [lien dans ‘article d’origine]. Chaque délit mineur devient l’occasion de ressusciter le souvenir d’une France glorieusement autoritaire et catholique – largement imaginaire, en l’occurrence le Second Empire – et de déplorer la soi-disant dégénérescence du pays.

Le torrent de réactions suscité par ce vol de bijoux révèle l’émergence en France d’un bloc politique à cheval entre la droite et l’extrême droite, uni par un mépris commun pour l’héritage révolutionnaire qui a façonné la nation. Depuis plusieurs jours, comme d’un commun accord, il a lancé une offensive sans précédent, bafouant les principes mêmes d’égalité devant la loi et l’indépendance de la justice lesquels remontent à la Révolution française de 1789 — tout cela parce que l’ancien président Nicolas Sarkozy se trouve actuellement derrière les barreaux. [1] Cette tendance politique a toujours existé, mais elle n’a jamais été aussi proche du pouvoir depuis 1940. Aujourd’hui, c’est le président Emmanuel Macron, pris au piège d’un exercice quasi monarchique du pouvoir, qui attise la crise politique et ouvre la voie à cette contre-révolution.

De ce point de vue, l’image la plus emblématique de la crise actuelle n’est pas tant celle de la galerie Apollo récemment vandalisée que celle de Macron, le jour des élections, le 7 mai 2017, se tenant déjà seul devant la vaste pyramide du Louvre.

La France aurait également besoin de son propre « No Kings Day » (protestations contre Trump depuis sa prise du pouvoir), car aujourd’hui plus que jamais, notre trésor commun le plus précieux, celui que nous devons protéger à tout prix, est notre culture démocratique et la capacité de la société civile à résister à la montée de l’autoritarisme et au repli sur des identités étroites.

[1Mediapart rappelle les attaques systématiques contre la justice de la part de Sarkozy, de Marine Le Pen et de ses partisans, ainsi que la droite de manière générale : "Sur son compte X, (Marine Le Pen) a mis en pause ses critiques contre le prétendu laxisme judiciaire pour s’inquiéter d’une « généralisation de l’exécution provisoire par certaines juridictions », y voyant « un grand danger au regard des principes de notre droit, au premier rang desquels se trouve la présomption d’innocence ». Tout d’un coup, la droite dite "dure" a oublié tous les appels à la fermeté ; les kärchers et autres délicatesses de Sarko, ministre de l’intérieur et président. Ainsi, Éric Ciotti, a déploré « une peine extrêmement sévère », affirmant que « les preuves de corruption ou de financement illégal de campagne n’ont pas été établies », ce qui est totalement faux.

Posté le 2 novembre 2025