Un article dans PERSPECTIVES CHINOISES

Transformation des systèmes productifs en Chine

Transformation des systèmes productifs et émergence d’une économie de marché en Chine
Zhao Wei, Pierre Miège et Rigas Arvanitis

Publié dans Perspectives Chinoises (avec graphiques et références)

Référence : Arvanitis, R., Miège, P., & Zhao Wei (2003). Regard(s) sur l’émergence d’une économie de marché en Chine. Perspectives chinoises, 77, 53-65.

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Introduction

Le PNB de la Chine a été multiplié par 7 dans les 23 dernières années. En termes de parité de pouvoir d’achat (PPP) la Chine occupe la deuxième place mondiale. Le volume du commerce extérieur est le sixième au monde. En 2002, la Chine est devenu le pays attirant le plus d’investissements étrangers. Il est courant de dire à la vue de ces chiffres impressionnants que la Chine a créé un « miracle économique ». Les particularités de la culture chinoise et l’ancien système de planification socialiste ajoutent au mystère de ce miracle. Il est aussi courant de penser que l’entrée de la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), entraînant la Chine dans le courant de la mondialisation, va entièrement changer les règles du jeu au sein de l’économie chinoise ; la Chine deviendrait alors le nouveau centre manufacturier mondial en remplaçant les pays du Sud-Est asiatique. Pour les optimistes, la perspective est que la modernisation en cours s’accomplira dans les 20 à 50 prochaines années pour faire de l’économie chinoise en 2030 la plus grande économie du monde. Le « miracle » chinois s’étend aussi à la politique. Le changement économique serait devenu le moteur de la société chinoise. Toujours selon cette perspective, une fois établies les nouvelles règles du jeu, le développement économique fera émerger une nouvelle classe moyenne bourgeoise et urbaine, en faisant avancer la civilisation et la démocratie. La nouvelle génération grandit déjà dans une Chine issue de cette révolution technologique et de la mondialisation. La mondialisation créera une Chine « multidimensionnelle ». En s’adressant à des universitaires chinois, Milton Friedman a prédit que « celui qui pourra expliquer clairement la réforme de la Chine, gagnera le prix Nobel d’Economie ».

L’essentiel des analyses économiques se focalise sur le changement des institutions, appelé « réforme et ouverture » (gaige kaifang), décidée par Deng Xiaoping à partir de 1979. Toute discussion porte alors sur l’orientation de la politique économique notamment en opposant la politique de la « thérapie de choc » utilisée en URSS aux réformes graduelles chinoises. Ces perspectives d’analyse, toutes intéressantes qu’elles soient, restent à un niveau macro-économique. Or, derrière les variables macro, il faut regarder le fonctionnement des institutions et des acteurs économiques qui sont responsables de la génération de la richesse (entreprises, institutions publiques, relations avec les entreprises étrangères, organismes de développement technologique, ...). Nous proposons de réinterpréter la croissance de la Chine en regardant de plus près le fonctionnement des systèmes productifs et de leur apparition en Chine, puisque ce sont eux les véritables acteurs de cette croissance. C’est à ce prix seulement que pourrait être levé le mystère du « miracle de la croissance », en Chine comme ailleurs. Nous prendrons exemple sur le Sud de la Chine, non parce que c’est la région la plus dynamique en termes économiques, mais parce que du fait de sa plus rapide et donc plus ancienne ouverture , le Guangdong contient une grande multiplicité de systèmes productifs.

Le cas de la Chine est un cas d’espèce particulièrement intéressant pour la théorie économique et pour le dialogue entre l’analyse économique et l’analyse socio-politique. Il pose d’emblée de manière neuve les questions du rôle du gouvernement dans la croissance asiatique. Il oblige à penser des questions de fond sur le fondement social de la croissance. Les travaux qui réduisent l’analyse de la croissance à la transition graduelle du régime socialiste à l’économie de marché , ou encore les travaux qui se focalisent sur la « privatisation », nous semblent à cet égard manquer certains problèmes actuels sur au moins trois points : la mise à niveau des systèmes productifs installés maintenant depuis plus de vingt ans, y compris la modernisation des entreprises d’Etat ; le rôle de l’Etat dans les structures économiques, en tant que promoteur ou en tant que simple régulateur ; l’efficience des systèmes productifs mis en place avec la réforme. Nous voulons aussi aborder -ne serait-ce que brièvement- cette question de la croissance et de la durabilité des structures productives. En effet, cela suppose de replacer les analyses empiriques des entreprises dans un cadre général, ce que nous ferons dans la première partie en montrant que la croissance de la Chine a essentiellement mis en place une économie de l’investissement (investment-driven economy) mais que nous sommes encore assez loin de la mise en place d’une économie de la demande (demand-driven economy), ce qui explique un grand nombre de difficultés concrètes que rencontrent les entreprises dans leur croissance. Mais la question est celle de la capacité de durer de cette nouvelle économie, de ces systèmes productifs. Nous insistons pour parler de systèmes productifs, c’est-à-dire de l’ensemble des machines et des hommes qui concourent à la production, plutôt que de parler d’entreprises. Tout d’abord, un système productif peut réunir plusieurs entreprises. C’est même très souvent le cas dans les économies des pays en développement où les entreprises sont fournisseurs d’entreprises qui seules apparaissent en bout de chaîne comme la marque du produit fini-dans ce que certains auteurs appellent la chaîne de valeur. Ensuite, parler de la constitution des entreprises c’est aussi se focaliser sur l’organisation elle-même et notamment la forme de propriété. Or tout nous laisse croire que en Chine, le problème de la propriété est moins important que le fonctionnement des unités de production. Ainsi, le concept nous permet de mettre en avant les questions de mise en place, de développement de la production et de mise en relation des sites de production avec leurs usagers, contrairement aux travaux qui se réfèrent aux seuls aspects financiers et organisationnels des entreprises.

Trois vagues d’investissements

L’histoire de la croissance rapide de la Chine se compose de trois vagues de croissance qui correspondent à trois vagues successives d’augmentation des investissements. Mais ces investissements, et la croissance qui en résulte, n’ont pas été le produit d’une stratégie d’ensemble pratiquée par le gouvernement et les autorités économiques et financières chinoises. Ils sont plutôt la rencontre dans le temps de facteurs parfaitement repérables.

La première phase de croissance est le résultat de l’industrialisation des campagnes après la réforme de l’ouverture essentiellement orientée vers les campagnes. La possibilité de vendre et produire en dehors du système de planification d’état a entraîné une très rapide croissance de la production agricole. Au début des années 80, les gains issus de la vente de la production agricole ont été investis massivement dans les entreprises de village, connues dans la littérature sur la Chine comme « entreprises de bourgs et de villages » (en anglais Township and Village Entreprises ou TVE). Cette croissance a duré 6 ans, de 1983 à 1988. Ces investissements dans des entreprises de village ont été une « divine surprise » pour les autorités et pour les plus habiles habitants des zones rurales, fonctionnaires ou autres, qui ont trouvé là une occasion unique dans l’histoire : l’absence de concurrence et l’existence d’une demande importante qui avait été bridée et avait souffert des manques de l’économie planifiée. Ce nouvel espace économique a permis le développement d’une « économie hors plan » . La demande de biens alimentaires, de vêtements et des biens de consommation durable des ménages a été importante. Cette demande s’est adressée d’abord à l’industrie des biens de consommation puis s’est répercutée vers l’industrie lourde. Les ressources agricoles furent ainsi le moteur de la croissance, et tout aussi classiquement cette rapide période de croissance a été suivie d’une période de surchauffe où l’on s’est trouvé face à un sur-investissement. A la fin des années quatre-vingt, la capacité d’achat des paysans se mettait à diminuer et le marché rural qui occupait 75% de la population n’a pas pu soutenir la croissance de la demande. En même temps, toutes les familles urbaines avaient acquis les premiers biens de consommations durables, et la croissance de la demande en aliments et vêtements s’est stabilisée. Ainsi au début des années quatre-vingt dix, la demande de consommation stabilisée ne pouvait plus être le moteur de la croissance économique. Les investissements de ces années quatre-vingt étaient orientés vers les industries légères qui sont caractérisées par un cycle court des produits et une rentabilité rapide. Il s’ensuivit une surcapacité de production des entreprises qui fabriquent des produits de consommation durable. Les entreprises ne pouvaient pas continuer à reproduire le modèle des années précédentes.

C’est alors qu’intervient, au début des années 90, une nouvelle source d’investissements, les investissements dits « étrangers » mais qui pour leur immense majorité provenaient de Taiwan, Hong Kong et des Chinois d’outre-mer. En 1994, les investissements directs étrangers (IDE) représentaient 20% de l’investissement total de la Chine. En 2001, les investissements étrangers en provenance de Hong Kong, Macau et Taiwan continuaient à représenter 18% des investissements en Chine (158 milliards de yuans) et 47,5% des investissements étrangers dans la province du Guangdong (55 milliards de yuans). Le gouvernement chinois a voulu profiter de cet afflux financier et a établi de nombreuses zones de développement des régions côtières destinées à accueillir ces investisseurs. Partout fleurirent des « Hôtels des Chinois d’Outre-mer » pour les accueillir et les zones de développements ont été les moteurs de la croissance économique des cinq premières années de la décennie des années 90. Les plus connues, comme Shenzhen, demeurent encore des pôles d’attraction importants des investissements étrangers.

Les investisseurs d’outre-mer sont venus attirés par les politiques très favorables aux capitaux étrangers, la main d’œuvre bon marché des campagnes et la potentialité d’achat. De plus, la langue, la proximité culturelle et l’habitude partagée de mélanger les relations politiques avec les affaires commerciales favorisèrent cette croissance des investissements d’outre-mer. Ainsi, dans cette période, les deux tiers des investissements étrangers étaient des PME de Hong Kong et de Taiwan qui exploitaient la main d’œuvre « locale » peu coûteuse et utilisaient des technologies intensives en main d’œuvre, en fabricant des produits reposant sur de l’assemblage pour exporter sur le marché international, tout cela avec la bénédiction des fonctionnaires locaux dotés grâce à cette manne d’un grand pouvoir de décision. Ces entreprises ne concurrençaient pas directement les entreprises chinoises, que ce soient les entreprises de bourgs et de villages, les entreprises privées ou les entreprises propriété de l’état. Par contre, elles augmentaient les statistiques de la Chine, en améliorant sa balance commerciale et en augmentant l’emploi et les revenus. La demande de cette main d’œuvre faiblement rémunérée se portait sur des produits bas de gamme des entreprises issues de la première vague d’investissements, les entreprises de bourgs et de villages, et des entreprises d’Etat. Celles-ci profitèrent - et continuent à le faire - de la croissance de la demande domestique. Les entreprises de bourgs et de villages et les entreprises d’état habituées à produire des marchandises déjà obsolètes ont survécu durant cette période.

Figure 1 : Evolution de l’investissement brut de capital fixe. Source : Annuaire statistique de Chine, édition 2002.
Note : La catégorie des entreprises « privées » comprend les entreprises individuelles, les entreprises par action et les entreprises à capitaux mixtes. Il y a probablement une surestimation du secteur privé dans cette catégorie, notamment parmi les entreprises par action, de même que très souvent le caractère « collectif » cache des entreprises de gestion privée dans la catégorie des entreprises collectives. Voir Guiheux, « La cristallisation inachevée... », 2002, pour une bonne analyse de ces catégories.

Ce modèle de croissance, basé sur des IDE taiwanais et hongkongais, aurait pu durer longtemps - au moins une vingtaine d’années - sur le même modèle de l’intégration dans des filières de production étrangères. Mais en 1997, la crise asiatique modifie la donne. Les économies développées ont alors réduit les commandes que satisfaisaient ces entreprises tournées essentiellement vers les marchés étrangers. Les nouveaux taux de change redonnaient un certain avantage aux autres pays d’Asie en rendant leurs coûts de production de nouveaux attractifs comparés à la Chine. Ce moteur de croissance ne fonctionnait donc plus. La troisième phase commence à ce moment, avec l’arrivée des IDE venant des pays industrialisés, comme les USA, le Japon, les pays Européens. Ces IDE qui avaient commencé à s’installer auparavant occupèrent progressivement une place plus importante. Alors, le gouvernement chinois a réagi particulièrement vite et a adopté de nombreuses mesures pour attirer ces investissements étrangers. Le vaste mouvement lancé pour prôner l’entrée dans l’OMC doit être compris en ces termes. Chaque citoyen chinois se mit à parler du « WTO », qui devenait ainsi le but le plus important de la politique officielle. Depuis 1997, l’investissement immobilier a beaucoup augmenté et les grandes villes sont devenues des vitrines de la croissance chinoise, en promouvant des événements importants, très visibles internationalement comme les Jeux Olympiques de 2008 à Pékin ou l’exposition universelle de 2010 à Shanghai. Enfin, à la suite de la reprise des investissements étrangers, les investissements taiwanais et hongkongais ont repris et demeurent une part importante des IDE en Chine.

Figure 2 : Evolution des investissements étrangers. Source : Annuaire statistique de Chine, édition 2002.

Les exportations de la Chine sont passées de 10 milliards USD à 266 milliards USD entre 1978 et maintenant (2002). Dans les années quatre vingt, les revenus des exportations ont stimulé la demande domestique de produits de base. Dans les années 90, l’exportation a stimulé les produits de consommation durable plus sophistiqués - électronique et, surtout, électroménager. L’exportation est devenue ainsi une ressource importante de la croissance économique. Depuis la seconde moitié des années 90, la Chine a essayé de stimuler la demande touristique, de voitures et de l’immobilier, car la croissance basée sur l’exportation est devenue plus difficile. On peut résumer la réforme initiée par Deng Xiaoping en disant qu’elle a permis l’augmentation de la capacité de consommation et de production.

Paul Krugman, dans un célèbre papier paru dans Foreign Affairs caractérisait le développement des pays d’Asie en signalant que la croissance est principalement obtenue par la mobilisation des ressources, non pas par l’augmentation de la productivité. Il passait en revue un article peu remarqué de Alwyn Young pour la Banque Mondiale et concluait que : "L’Asie a obtenu des taux de croissance économique remarquables sans une augmentation équivalente de la productivité. Cette croissance a plus été le produit de la mobilisation des ressources que de l’efficacité, de la transpiration que de l’inspiration ». La Chine suit pour l’essentiel ce modèle de l’accumulation, que l’on retrouve en Inde, en Thaïlande et dans les petits dragons asiatiques, mais avec quelques spécificités.

Premièrement, le revenu par habitant est très faible et le taux d’épargne des ménages est très élevé. L’augmentation très rapide du PNB au début de la première vague de croissance s’est accompagnée d’une inégalité croissante des revenus. Deuxièmement, la taille de l’économie chinoise est très grande et les inégalités régionales sont très importantes ; une seule vague d’investissements est insuffisante pour moderniser cette économie. Troisièmement, la capacité de l’état chinois de mobiliser des ressources reste encore très forte ; il a su utiliser les structures productives qui se sont mises en place pour assurer une certaine stabilité politique et il a utilisé le système financier (banques et marchés financiers) pour la financer. Son fonctionnement économique est au cœur même des difficultés actuelles.

L’empilement des systèmes productifs

En rester là de l’analyse du « miracle chinois » serait commettre l’erreur la plus fréquente qui consiste à n’observer que les données macro-économiques, la question financière, le fractionnement de l’espace économique et la décentralisation du pouvoir, les démons réveillés par la nouvelle situation économique (corruption, mafias, prostitution, etc..), et ne prendre pour objet que les conséquences plutôt que les causes de la profonde transformation économique de la Chine. Or les causes nous semblent se trouver dans les systèmes productifs mis en place. A chaque vague de mobilisation des ressources -à chaque vague d’investissements- apparaissent une grande quantité d’entreprises, qui regroupent autant et plus de systèmes productifs avec leurs complexes liens avec l’environnement. Ce sont ces systèmes productifs émergents qui sont responsables de la croissance de l’investissement, l’augmentation de la production et celle des revenus. Il est donc essentiel de les observer pour comprendre le miracle chinois.

Les systèmes productifs des entreprises rurales

Le premier ensemble de systèmes productifs apparaît dans la première vague de croissance économique : se furent les fameuses entreprises de bourgs et de villages. Ces entreprises qui apparaissent dans le début des années quatre vingt fonctionnent comme des entreprises privées, mais à cause de blocages idéologiques, se prétendent être des entreprises « collectives ». Elles constituent aujourd’hui l’essentiel du « secteur privé » en Chine, comme le rappelle Gilles Guiheux. Elles sont le moteur de la croissance et exploitent les matériaux bruts et la main d’œuvre à faible coût. La surprise fut que les secteurs dans lesquels elles sont apparues furent entièrement et rapidement occupés par ces entreprises. La valeur de la production de ces neufs secteurs a alors augmenté de 10 a 15 % par an.

De plus, les entreprises collectives, souvent de plus grande taille, qui préexistaient dans ces mêmes secteurs économiques, se sont mises à fonctionner comme des entreprises « privées ». Un bon exemple nous est fourni par l’usine d’industrie légère Yueqing à Shuikou, qui produisait des robinets, et s’est convertie à cette époque en une entreprise moderne de robinetterie. Elle a servie de matrice à la constitution d’une myriade de petites entreprises de plomberie, de sorte à ce qu’aujourd’hui le bourg de Shuikou constitue le principal pôle industriel chinois dans ce secteur. De nombreuses autres entreprises se sont créées sur ce modèle dans le Guangdong, mais également dans le reste de la Chine. Les exemples célèbres comme ceux de Legend, TCL, Hai’er, Konka, Galanz sont également des entreprises collectives issues de cette première vague, qui ont survécu entre autre parce que leur statut d’entreprises collectives leur permet d’avoir accès à des ressources publiques.

Figure 3 : Production industrielle par type d’entreprises, 2001. Comparaison de la Chine et du Guangdong.

Ces entreprises fournissent au départ le marché domestique puis s’orientent vers l’exportation. L’entreprise Galanz dans la région de Shunde, une ville proche de Canton, est un bon exemple. Au début, l’entreprise assemblait des fours à micro-ondes en important du Japon le transformateur-élévateur avec le magnétron qui coûtait 20 USD. La même pièce importée d’Europe coûtait 30 USD. Les dirigeants de l’entreprise effectuèrent une visite auprès des fabricants européens et proposèrent d’acheter des transformateurs à 8 USD en devenant producteur OEM de l’entreprise européenne. Les européens firent un rapide calcul et acceptèrent. Ils déplacèrent tous les équipements et lignes de production à Galanz, y compris la technologie d’assemblage. Galanz cessa l’importation les transformateurs japonais. Les japonais ennuyés d’ailleurs d’avoir perdu leur client proposèrent le même arrangement OEM et l’achat du transformateur à 5 USD. Aujourd’hui Galanz produit le transformateur sur place et le coût de revient est de 4 USD, l’entreprise prétend détenir 30% du marché mondial et 70-80% du marché chinois. Comment cela est-il possible ? Le patron explique qu’en Europe la ligne de production fonctionne pendant six heures, cinq jours par semaines. « Avec les grèves, ils ne travaillent que quatre jours, soit une semaine de 24 à 30 heures. J’ai pris leur technique de production et je l’ai fait fonctionner en trois-huit ; une semaine correspond alors à cent soixante heures. Ma production est 6 à 7 fois plus élevée qu’en Europe, mais le salaire unitaire représente 3% à 5% celui du salaire européen ».

Ce rapide exemple est très typique de plusieurs éléments qui s’ajoutent aux bas coûts de production pour assurer le succès des entreprises : choix des fournisseurs européens, rencontre de la volonté de bas coûts des industriels européens et des capacités offertes en Chine, proposition chinoise de fourniture insérée dans un échange stable de type OEM. L’entreprise est devenue le plus grand producteur mondial de fours à micro-ondes et fabrique pour le compte de deux cent entreprises multinationales de toutes les nationalités. Galanz est une « usine mondiale ». Elle occupe la partie manufacturière de ce secteur et utilise les technologies, les marques et les réseaux de vente des multinationales. Galanz n’a pas une véritable de capacité de développement de nouveaux modèles, mais peu lui importe. Ce qui frappe est la vitesse de croissance de l’entreprise et c’est la raison pour laquelle l’entreprise est souvent citée en exemple. La recherche d’une croissance rapide et surtout importante en quantité est une des constantes des entreprises qui exploitent les faibles coûts de production. De plus, ces entreprises recherchent activement des partenaires étrangers pour devenir leur fournisseur attitré et garantir ainsi l’accès à la technologie, la qualité et la régularité de la production, tout en obtenant l’ouverture sur les marchés étrangers. C’est cette fonction de transfert de technologie aussi bien matérielle (produits, équipements, procédés) qu’organisationnelle (qualité, gestion) que recherchent les entreprises chinoises. Enfin, aucune de ces entreprises ne mentionne l’appui de l’Etat en matière technologique ou industrielle. C’est l’appartenance des cadres et patrons individuels à des structures de l’Etat ou du Parti Communiste, ou encore le statut d’entreprises collectives qui est le lien avec le « secteur public ».

Les systèmes productifs des chinois d’outre-mer

Un deuxième type de système productif apparaît dans la deuxième vague d’investissement : les entreprises avec des investisseurs taiwanais et de Hong Kong. D’où l’expression populaire : « dans les années quatre vingt, il faut regarder le Guangdong ». L’industrie de la confection et des textiles, l’électronique et l’électroménager, les plus importantes activités économiques de Hong Kong, se sont déplacée dans la région de la Rivière des Perles. Ces entreprises ont beaucoup de caractéristiques productives communes avec les celles de la première vague, mais aussi certains traits spécifiques. Premièrement, les investisseurs ont non seulement installé des entreprises mais sont venus avec leurs réseaux de fournisseurs et leurs clients. Les entreprises taiwanaises et hongkongaises qui se sont installées sur le territoire chinois pour exploiter les faibles coûts de production sont fortes d’une expérience de plus de trente ans de fourniture à des entreprises multinationales. Par ailleurs, elles ont des habitudes commerciales dont ont su profiter immédiatement les entrepreneurs cantonais. Deuxièmement, le niveau de complexité des technologies productives est plus grand, même si on reste dans des industries peu sophistiquées (chaussures, vêtements, électronique de base). Troisièmement, ces investisseurs chinois d’outre-mer tissent des liens forts avec les officiels et les gouvernements locaux en Chine. Ils intègrent les pouvoirs locaux dans le fonctionnement même de leur système productif. Mieux, dans des cas de plus en plus nombreux, les pouvoirs publics locaux font appels à eux pour renforcer le développement technologique et mettre en place des actions de diffusion de la technologie (démonstration, développement technique, assistance à la formation). Egalement, on trouve des centres d’innovation et de démonstration technologique censés apporter des savoirs techniques aux entreprises d’une secteur productif (par exemple les chaussures ou les sous-vêtements à Nanhai). Dans les pays industrialisés, ces centres sont généralement organisés par une chambre de commerce, ou le secteur public. Ici, ils sont en réalité des joint-venture où une entreprise étrangère apporte son savoir faire, son marché, sa connaissance du métier.

Dans la région du Delta de la Rivière des Perles ces entreprises à capitaux étrangers emploient trente millions d’ouvriers issus des provinces les plus déshérités de Chine. On estime qu’il y a encore 300 millions de migrants potentiels des provinces de l’intérieur, ce qui garantit le maintien de ce bas coût de la main d’œuvre. Les entreprises du Delta de la Rivière des Perles savent parfaitement utiliser cet avantage faisant de cette région une immense usine, avec des très fortes concentrations locales par types de produits. Par exemple, Shunde est la plus importante base de fabrication d’électroménager en Chine, Ronggui est la plus grande usine de climatiseur mondial et le bourg de Beijiao est le plus grand fabricant d’électroménager. Shaxi est devenu une importante base de fabrication des vêtements de loisirs, Humen (Dongguan) de la confection de costumes, les chaussures se produisent à Pingzhou (Nanhai), les robinets a Shuikou (Kaiping), etc....

Prenons l’exemple de Dongguan, qui se trouve très proche de la frontière avec Hong Kong, pour examiner le fonctionnement des systèmes productifs issus des IDE de Taiwan et Hong-Kong. Dongguan est une ville relativement petite, entre 100 000 et 200 000 habitants, qui sert de base de production à un grand nombre de produits spécialisés : café, souris d’ordinateur, pièces pour toute sorte de fabricants d’ordinateurs de petits aux plus grands comme IBM, Compaq et HP. Le développement des systèmes productifs de Dongguan commence par le système des « sanlai yibu » (littéralement « trois ressources et une obligation » , un modèle proche de celui des maquiladoras au Mexique) dans lequel sont fabriqués des produits essentiellement avec des matériaux importés, et assemblés selon des modèles fournis par le client étranger. L’industrialisation de Dongguan a commencé vers le début des années 1980, très en avance par rapport à l’apogée de cette vague d’investissements dans le reste du pays, grâce a la délocalisation des industries de Hong Kong. Le moteur de croissance à Dongguan est la fabrication OEM orientée vers le client. Depuis 1989, Dongguan a attiré de nombreuses entreprises Taiwanaises d’ordinateur et de chaussures qui ont construit un réseau local de fournisseurs pour réduire le temps et le coût d’achat des matériaux et des pièces et s’adapter au besoin de commandes rapides en vigueur sur les marchés internationaux. Ces réseaux de fournisseurs sont toujours un mélange d’entreprises locales et étrangères. On a là des entreprises qui vivent sur un système productif entièrement constitué : clients, fournisseurs et unité productive sont parfaitement alignés et l’ensemble profite de l’avantage comparatif de la main d’œuvre à faible coût comparé à d’autres unités de production à l’étranger. Leur horizon est celui de la production mondiale et les apports des autorités locales en termes d’innovation ou d’appuis technologiques leur sont de faible utilité. Mais en même temps, la question cruciale pour ces systèmes productifs est leur passage de la phase de l’assemblage à bas coûtpour des clientsétrangersàcelui de la fourniture complète de produits OEM, voire ODM. 

A la fin des années quatre-vingt dix ce « système de Dongguan » atteint ses limites. Le coût de production par rapport à d’autres régions chinoises devient plus élevé. La Chine commence aussià attirer des entreprises étrangères concurrentes qui arrivent avec leurs propres réseaux de fournisseurs. Certaines régions deviennent des concurrents directs : ainsi la région de Suzhou, proche de Shanghai, voit croître le nombre d’entreprises avec une main d’œuvre moins chère et des liens directs avec les multinationales. Les plus grands fabricants d’ordinateurs, de scanneurs, de transformateurs, de souris d’ordinateur, ont commencé à investir dans cette région. Suzhou est en train de remplacer Dongguan comme la plus grande usine de pièces d’ordinateur. La région de Shanghai et du Zhejiang est devenue un concurrent direct du Guangdong. L’épuisement du modèle productif qu’illustre Dongguan s’explique par la difficulté à obtenir des systèmes productifs plus avancés (up-grading). Il illustre un point capital de la théorie du développement industriel, à savoir que la création des entreprises est une chose très différente de leur développement et de leur montée en puissance.
En 2001 Nombre d’entreprises étrangères En % Investissement total dans les entreprises étrangères En % Exportations de la province En % Exportation des entreprises étrangères En %
Chine 202,306 100.0 875,011 100.0 266,155 100.0 133,235 100.0
Guangdong 47,102 23.3 221,823 25.4 95,828 36.0 54,374 40.8
Jiangsu 19,602 9.7 92,001 10.5 29,387 11.0 16,642 12.5
Shanghai 18,160 9.0 112,688 12.9 26,864 10.1 15,958 12.0
Fujian 15,403 7.6 51,259 5.9 13,926 5.2 8,288 6.2
Shandong 13,753 6.8 42,516 4.9 18,120 6.8 9,236 6.9
Liaoning 13,158 6.5 63,797 7.3 10,748 4.0 6,299 4.7
Zhejiang 11,194 5.5 34,064 3.9 24,261 9.1 7,099 5.3
Τableau 1 : Indicateurs de bases sur les entreprises étrangères

Les systèmes productifs issus des IDE

L’investissement de la troisième vague est essentiellement celui provenant des grandes entreprises des pays industrialisés. De nombreux systèmes productifs de « troisième génération » sont maintenant pilotés par des entreprises étrangères. Les 400 plus grandes entreprises dans le monde ont effectué des investissements dans plus de 200 programmes en Chine. Les plus importants fabricants des télécoms, de l’industrie pétrolière, de l’industrie automobile, des équipements et des machines outils ont déjà installé leur réseau de fabrication en Chine. Ces investissements s’effectuent souvent dans la région de Shanghai. Les entreprises étrangères commencent par établir un bureau a Shanghai puis établissent leur production dans les régions proches. C’est pour cette raison que l’adage est aujourd’hui devenu : « dans les années quatre-vingt dix, il faut regarder Pudong » (la nouvelle zone des affaires de Shanghai).

Figure 2 : Schématisation de l’empilement des systèmes productifs

Un homme d’affaire étranger qui vient en Chine voit aujourd’hui des villes plus belles où l’heure est à l’internationalisation. S’il rencontre des officiels, il les entendra dire que la Chine est un grand marché et un pays membre de l’OMC. Les officiels demanderont ensuite à cet homme d’affaire d’investir. Mais le but principal des investissements étrangers n’est plus tant de déplacer la fabrication, casser les coûts et re-exporter à l’étranger. Il est plutôt de développer un marché en Chine même, ce qui demeure une tâche difficile. De nombreuses barrières non-tarifaires existent toujours, malgré l’entrée à l’OMC.

Ces nouveaux systèmes productifs se trouvent encore dans une phase que l’on pourrait dire préliminaire et les entreprises étrangères entrevoient aujourd’hui les difficultés que doit affronter toute entreprise, quelque soit le pays où elle s’installe. Pour les grandes entreprises étrangères qui se sont établies, il est encore très difficile de faire effectivement des bénéfices. Si le gouvernement chinois exagère toujours en parlant de la taille du « grand marché chinois », c’est qu’il connaît les difficultés réelles des entreprises étrangères. Tout est plus cher pour une entreprise étrangère : l’achat du terrain, la construction, l’installation des équipements, le recrutement et la formation des employés, la communication avec la maison-mère, les relations avec les bureaux de contrôle des autorités du travail et de l’environnement, les relations commerciales avec les fournisseurs. L’installation de systèmes productifs complets est plus coûteuse que la collaboration avec un fournisseur local. En ce moment, l’objectif des politiques officielles est de maintenir les investisseurs étrangers qui pourraient se trouver fatigués d’attendre des profits mirifiques qui semblent bien inaccessibles.

Figure 5 : Investissements en capital fixe, Chine et Guangdong

A la différence des systèmes productifs issus de la première et de la deuxième vague d’investissements, ces entreprises n’ont pas de difficultés à accéder à des modes de gestion efficients et à des organisations adaptées à leur objet productif et leur marché. Leurs difficultés résident entièrement dans leurs relations avec leur environnement. Il y a fort à parier aussi que le futur paysage légal et institutionnel sera une composante décisive pour ces systèmes productifs « de troisième génération » mis en place par les investisseurs étrangers, qui comptent sur l’ouverture complète de l’économie chinoise dans le cadre des accords internationaux. Il est encore trop tôt pour effectuer le bilan de cette troisième vague et du résultat futur de l’empilement de ces trois systèmes productifs.

Les systèmes productifs des entreprises d’Etat : un système à part ?

L’essentiel des discussions sur la modernisation de la Chine porte sur les systèmes productifs émergents, c’est-à-dire ceux qui sont apparus après la réforme d’ouverture. Mais il existe un autre système productif, trop facile à oublier car la propagande et le discours qui parle du « miracle » ne s’en accommodent pas. Ce système productif joue un rôle très important dans la formation de l’éthique, économique en chine : il s’agit du secteur étatique.

Avant les réformes, la Chine était un pays socialiste, dont l’économie reposait sur les entreprises d’état. Les entreprises, les organes administratifs et du Parti, les écoles, les hôpitaux étaient des « unités de travail » (danwei) qui étaient totalement intégrées dans la structure de l’économie planifiée et de l’Etat-parti. Ces unités n’avaient pas seulement pour fonction de produire des biens, fournir des services ou former des écoliers ; elles prenaient également en charge l’essentiel des fonctions administratives, politiques et socio-économique (comme par exemple la santé, l’éducation, le logement et la distribution des tickets de rationnement) en lieu et place des administrations étatiques. Ce système constitue encore aujourd’hui la base économique et sociale du « système de l’économie de marché socialiste ». Les différents systèmes productifs émergents que nous avons analysés se sont superposés sur cette base sociale, économique et politique. Depuis plus de vingt ans, les réformes ont cherché à améliorer le fonctionnement et les performances des entreprises d’Etat, à clarifier leurs modes de propriété et de gestion, mais pas à démanteler ces entreprises et le système politico-administratif dans lesquelles elles s’insèrent. Même si la planification de l’économie a disparu, ce système à la fois économique et politique, subsiste donc. En ce début de millénaire, ce système comprend encore les administrations gouvernementales et les organes du Parti, tant au niveau central et local, les organisations sociales, les secteurs de monopoles, comme la banque, la téléphonie sans fil, les medias, et beaucoup d’autres secteurs économiques. Il est à bien des égards plus extensif que ne l’est le secteur « non marchand » tel que le définissent les statistiques en France.

Le coeur de ce système est formé par les entreprises d’Etat. Si ces dernières ont perdu beaucoup de marchés au profit des nouveaux systèmes productifs, elles conservent un accès privilégié aux ressources financières. Entre 1985 et 1992 la part des entreprises d’Etat dans le PNB a diminué de 6% mais les ressources financières n’ont diminué que de 4,7%. Depuis 1992, la part des entreprises d’Etat dans la production industrielle continue à diminuer mais leurs investissements financiers augmentent de 1,5%. Dans les années quatre-vingt, le gouvernement a transféré d’importantes ressources financières aux entreprises d’Etat par des réductions de leurs taxes sur le revenu. Ensuite, pour continuer à financer le secteur étatique, il a d’abord, au début des années 1990, lancé la vente des dettes publiques sous forme d’obligations, puis, dans la seconde moitié des années 1990 il a mobilisé les ressources bancaires. Les entreprises d’Etat ont obtenu très facilement des prêts à d’intérêt préférentiel. Plus récemment, le gouvernement, a créé et renforcé les marchés boursiers toujours avec l’objectif de financer ce secteur étatique. Les entreprises d’Etat profitent ainsi de ressources financières publiques inaccessibles aux entreprises dites « privées » et ont également plus facilement accès à d’autres types de ressources comme, par exemple, les centres de recherche publics et l’appui des écoles et universités. Actuellement, la politique de promotion de géants industriels (zhuada fangxiao), qui est encore loin d’être un succès, repose essentiellement sur de très grandes entreprises publiques.

Les systèmes productifs que forment les entreprises d’Etat n’ont pas utilisé leur accès privilégié aux ressources financières uniquement pour investir dans la production. Pendant les deux dernières décennies, une grande partie de leurs investissements a été réalisé dans le logement pour leurs employés, dans le financement de la protection sociale et des retraites, c’est-à-dire dans les bénéfices sociaux de leurs employés afin de maintenir le statu quo politique et la stabilité sociale de la Chine. A cet égard, l’exemple des autres pays d’Asie est de peu d’aide puisque seule la Chine doit assurer le maintien et la transformation d’un tel ensemble d’entreprises d’état et d’organisations sociales et politiques.

Avec les réformes, les entreprises d’Etat ont été connu des transformations importantes, mais une chose ne change pas : la nature de ces entreprises. Il n’est pas question de privatiser entièrement le secteur étatique, amis plutôt de céder certaines portions de la propriété pour assurer des sources fraîches de financement. La vente des actifs aux managers (Management-Buy-Out) n’a pas donné les résultats escomptés et fait l’objet de débats intenses quant aux modalités et les chefs d’entreprise d’Etat sont parfois raillés dans la presse pour leur incompétence. Une partie très importante de ces systèmes productifs sont sur le déclin, et leur avenir dépend de la capacité du gouvernement à maintenir un flux financier important vers ces entreprises. Les banques et la bourse ne semblent être là que pour canaliser les ressources financières vers les entreprises d’état. Malgré tout, il ne faut pas perdre de vue que les entreprises publiques ont encore accès à des ressources technologiques autrement plus importantes que celles auxquelles ont accès les PME et les entreprises de bourg et de village créées dans la première vague d’investissement. Ainsi, pour une grande part, la question pour les entreprises d’Etat est d’améliorer leur capacité de production et soutenir la création d’une capacité d’innovation.

Incertitudes du comportement des acteurs

Au-delà des constats que nous avons effectués, demeure une question de fond, finalement récurrente dans tous les débats sur l’économie chinoise : quelle est la capacité de durée de ces moteurs de croissance ? Combien de temps la configuration actuelle de l’économie de la Chine peut-elle se poursuivre ? Le développement en cours sera-t-il solide ou bien s’écroulera-t-il, comme un château de cartes ? Ces questions sont persistantes dans tous les débats sur la Chine. Une façon de répondre à cette interrogation réside peut-être dans la nécessaire réflexion de fond sur la constitution d’une économie de marché.

Comme point de départ de cette réflexion nous pouvons affirmer que tout développement économique nécessite de la confiance : confiance en soi et dans les capacités de son propre outil de travail, confiance envers les autres agents économiques, mais aussi confiance dans les institutions et les règles du jeu. Cette dernière confiance, la confiance envers les institutions est, on le sait depuis Karl Polanyi et les travaux des anthropologues économiques , un ingrédient indispensable de tout système économique. Cet élément non matériel qu’est la confiance est un auxiliaire nécessaire au capital et au travail. La confiance est la base du développement durable des systèmes productifs.

Si la contribution de la confiance sur les performances économiques est difficile à établir, on peut accepter plus simplement le point de vue que tout fonctionnement durable de l’économie nécessite certaines règles et normes de fonctionnement qui doivent assurer un respect des relations entre les acteurs économiques. Cette confiance des agents économiques l’un envers l’autre et de tous envers le système économique existe-t-elle en Chine aujourd’hui ? Est-ce que les systèmes productifs émergents ont favorisé l’émergence de cette confiance ? Est-ce que l’apparition de la demande satisfaite par des entreprises privées ou de fonctionnement quasi-privé a permis de promouvoir des règles de fonctionnement du marché qui respectent les droits des agents économiques, des consommateurs, des entreprises, des employés et des travailleurs ?

Les économistes et partisans du changement graduel de l’économie chinoise sont tentés de répondre à ces questions positivement. Leur proposition consiste à dire que l’établissement graduel d’entreprises privées force le système économique à adopter les règles contractuelles nécessaires à son bon fonctionnement. Et effectivement, l’abondance des réformes économiques, la révision massive du droit qui a lieu actuellement en Chine laissent croire à l’instauration progressive de ces nouvelles règles, plus respectueuses du droit d’autrui, moins autoritaires dans l’imposition des normes juridiques. La Chine aurait ainsi, sans crise apparente, dans un continuum politique, sans apparents soubresauts de l’ampleur de ceux qu’à connu la Russie au moment de l’implosion du système socialiste, trouvé le sésame de la réforme du système socialiste vers l’économie de marché

Mieux : l’ensemble de la population, singulièrement celle impliquée dans les systèmes productifs émergents semble partager cette idée que seule compte la réussite économique, que se soit pour un individu ou pour l’ensemble du système économique, et qu’à la suite de la réussite économique, individuelle ou de l’ensemble du pays s’ensuivra une amélioration du droit, des règles sociales et juridiques, en bref que le progrès sera le fruit de la réussite économique. Paradoxalement cette idée est confirmée par l’idéologie issue de la longue période du gouvernement du Parti Communiste, car l’idéologie socialiste véhicule une croyance très profonde dans un puissant déterminisme économique. Les évolutions dans les autres domaines sont tous supposées venir à la suite des changements économiques. Tout changement, entend-on dire, passera obligatoirement par le changement économique. La plupart des intellectuels et des penseurs chinois recherchent des explications économiques aux évolutions sociales et politiques. L’idéologie commune partage ce point de vue. En parlant de l’histoire récente de la Chine, les explications se réfèrent en permanence à cette détermination économique reflétant, finalement, une croyance selon laquelle le maintient de la croissance permettra d’éviter tous les dangers.

Mais cette croyance très largement partagée qui est, rappelons-le, elle-même très nouvelle, comporte deux faiblesses : tout d’abord, ne regarder que les success stories et les systèmes productifs émergents et donc ne considérer que la consolidation du secteur privé, pas ses ratés ; ensuite, oublier le système des entreprises d’Etat et l’ensemble de la structure politique de la Chine, qui restent avant tout régis par les règles de fonctionnement du système contrôlé centralement par le Parti et l’Etat. Les « sauver » suppose un renforcement de la puissance économique de l’Etat au niveau national, sans que cela soit nécessairement accompagné d’une augmentation de la puissance politique. Simultanément à l’émergence des nouveaux systèmes productifs, a eu lieu une décentralisation du pouvoir politique nécessaire pour assouplir les chaînes de commandement en même temps qu’un gonflement des effectifs de cette structure politique. Au niveau des Provinces et des municipalités se fait jour une plus grande liberté d’action des acteurs participant de cette structure politique et une discipline moins stricte vis-à-vis du pouvoir central se fait jour. Les acteurs placés au plus bas dans cette structure peuvent alors travailler à rechercher leur propre intérêt, à rechercher à faire eux aussi des bénéfices. Après la réforme, la capacité fiscale de l’état s’est beaucoup réduite et l’Etat n’a plus pu être aussi large vis-à-vis des organismes de cette structure politique. Les organisations locales et publiques n’ont alors plus reçu d’appui de l’Etat. La commercialisation de l’administration publique et des services publics est une sorte de réponse à ce nouveau contexte. Les administrations ont fait appel à cette commercialisation pour obtenir des nouvelles sources de revenus. Les gouvernements locaux ont créé de nombreuses agences qui offrent des services payants, autrefois gratuits. Les Universités vendent leurs programmes de formations. Les écoles et les lycées privés font payer une inscription élevée. Les hôpitaux vendent à des prix très élevés les médicaments, alors que le service médical lui-même est assez faiblement rémunéré.

Le gouvernement est au courant de cette commercialisation galopante des services publics, l’encourage dans des cas très nombreux, mais applique des doubles critères sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Il pourfend la corruption mais autorise la commercialisation des services publics. Mais, l’Etat lui-même favorise ces transactions car il a besoin de ces ressources financières canalisées vers la structure politique. Dans la vie sociale des chinois, cette relation commerciale prédomine la vie des personnes et les échanges avec le gouvernement deviennent aussi comme la plupart des relations sociales, des échanges commerciaux. Cette logique de l’intérêt économique immédiat, sans filet ni règles institutionnelles concerne toutes les activités économiques, celles, très nouvelles, en-dehors de la structure politique, mais aussi les transactions économiques, nouvelles également, au sein même de cette structure politique.

Ce règne sans limites de « l’axiomatique de l’intérêt », comme l’appelle Alain Caillé, nous semble gouverner l’ensemble de l’espace social en Chine. L’apparition des nouveaux systèmes productifs l’a favorisé et dans l’espace des échanges entre acteurs économiques privés, la règle est la concurrence « à mort », loyale ou déloyale, sans autre sanction que l’échec ou la réussite économique. La véritable compétition n’est pas celle des entreprises d’Etat ou des multinationales, mais la multiplicité de petites entreprises qui exercent une pression extrêmement forte sur les prix.

Dans le comportement des acteurs économiques même dans les régions côtières, pourtant les plus ouvertes et les plus habituées aux échanges d’une économie de marché, on constate quotidiennement cette absence de confiance, l’absence de règles claires de fonctionnement des échanges économiques. Les entreprises non seulement recherchent avant tout les profits de court terme, sans se préoccuper de l’accumulation du capital à long terme, mais elles cherchent à éviter les collaborations et les appuis externes. Elles se focalisent sur la vitesse, la croissance rapide, la concurrence sur les prix. Même en se connaissant nominativement, ce qui est souvent le cas, les patrons des entreprises d’un même produit dans une même municipalité ne communiquent pas sur les appuis industriels, les besoins en formation, les problèmes de main d’œuvre. Les repas nombreux entre les patrons servent à constater que tout va bien, pas à échanger sur les besoins technologiques, légaux ou économiques. Plusieurs exemples de la vie quotidienne des entreprises montrent que l’aspect collectif de la création d’un espace social d’échange est très loin d’être mis en place. Toute limitation officielle, quelqu’en soit le motif (y compris le droit du travail et le droit de l’environnement), apparaît comme une intrusion inacceptable de l’Etat dans les affaires privées, un non respect de l’injonction « Enrichissez-vous ! ». Enfin, nos interviews font apparaître que les entreprises connaissent leurs clients mais ignorent leur marché : rares sont les patrons qui peuvent dire si leur marché est ascendant ou en déclin, rares sont ceux qui peuvent évoquer sa taille, qu’il s’agisse du marché régional ou national. Cette incertitude est certainement au cœur de leur comportement.

Même les entreprises d’Etat sont soumises à cette concurrence. Elle est en parfait contraste avec les règles connues et respectées de la structure politique. Les économistes chinois de même que la plupart des économistes étrangers, opposent le marché à l’Etat. Il nous semble que l’enjeu ne se situe pas dans cette opposition entre le secteur public et le secteur « privé », mais dans la difficulté de voir l’apparition d’un espace économique extérieur au système politique dans lequel les règles de confiance seraient la règle et non l’exception. Aujourd’hui, il nous semble difficile d’affirmer que l’économie de marché domine la société chinoise car un des ingrédients essentiels de cette économie de marché, les règles de confiance, lui manque. A sa place se trouve une très profonde incertitude qui entraîne des comportements opportunistes, quelque soit la nature de la propriété ou du régime de marché, privé ou public. C’est pour cette raison qu’il nous semble vain de croire que la croissance de structures productives non-étatiques finiront pas imposer des règles de fonctionnement de confiance. Tout indique une très forte persistance des règles issues du système socialiste : droit de mouvement des personnes, règles budgétaires, formes de régulation de l’emploi, règles d’achats des marchés publics, absence de statistiques fiables, autant d’indices de l’absence de modifications dans le système politique. Et, en l’absence de règles et de normes de bonne conduite, imposées non par la force mais par la volonté collective , seul demeure l’état de guerre de tous contre tous, qui finalement régit toutes les relations économiques en dehors de l’Etat, sous son regard bienveillant.

Conclusion

Pour toutes les entreprises de la première vague d’investissements, la survie est au prix de la satisfaction de demandes immédiates et de calculs à très court terme. Les seules très rares entreprises qui semblent pouvoir passer à un niveau plus élevé de maîtrise technologique, y compris de la maîtrise des liens avec leurs clients et leurs fournisseurs, sont celles qui souvent par hasard tombent sur un secteur industriel, un partenaire étranger, ou un marché très exceptionnel qui, par chance, les embarquent sur des choix plus dynamiques, des investissements en R&D, des activités d’ingénierie. Ainsi elles transforment leur capacité productive en une maîtrise plus approfondie des technologies et des marchés. Mais dans une ville, ces entreprises se comptent sur les doigts d’une main ; dans une région elles doivent être quelques petites dizaines. Les entreprises de la seconde vague dépendent de leur capacité à proposer à leur client un ensemble de prestations OEM, ce qu’elles ont généralement appris à faire avant de s’implanter en Chine. Enfin, les entreprises occidentales et japonaises qui s’installent en Chine le font précisément par choix stratégique à long terme (occuper une présence sur le marché chinois). Pour ces dernières, l’amélioration des règles légales est un enjeu majeur.

De son côté, le système productif des entreprises d’Etat va durer à l’avenir. Non pas tant à cause d’une quelconque logique économique mais par le choix politique et social de les maintenir. Pour elles, la question de la modernisation est encore à l’ordre du jour. Nous pensons même que jusqu’à présent la modernisation du secteur des entreprises d’Etat n’a été envisagée que sous l’angle de la propriété du capital. Il n’est question que de vente des actifs, de main-mise sur le secteur financier, de liquidation des dettes. Mais pour les entreprises d’Etat comme pour les banques, la question de l’efficience productive est une question-clé : le renforcement de la gestion, la mise en place d’une capacité stratégique, la mise en place d’une capacité d’ingénierie et de R&D, la possibilité d’intervenir dans l’adaptation et l’amélioration des produits et des procédés, l’innovation sous toutes ses facettes nous semblent, non seulement utiles, mais indispensables. L’enjeu majeur n’est pas de se partager un gâteau déclinant, mais d’augmenter la capacité à « produire de la valeur » nouvelle.

Ainsi, les questions de politiques pour favoriser la consolidation de l’appareil productif, public ou privé, deviennent à notre sens le cœur même des questions concernant le futur de la Chine. Dans l’immédiat, les systèmes productifs émergents seront encore appelés à nourrir financièrement la structure politique et les entreprises d’état. Mais ils ne sont plus suffisants pour faire durer la croissance. Pour cela, il faudrait que soit amorcée une nouvelle vague d’investissements. A l’avenir apparaîtront certainement d’autres systèmes productifs, issus de ceux créés dans les vingt dernières années, sous peine d’arrêt de la croissance. De plus, les systèmes productifs connaîtront certainement de plus en plus d’interactions.

Il est trop tôt pour pouvoir effectuer des prévisions sur l’enracinement d’une éthique économique, de l’acceptation de règles de confiance. De plus, rien dans le comportement actuel des acteurs ne permet de penser que la véritable cristallisation d’un secteur privé en Chine se poursuivra dans les mêmes termes. Pas plus que nous ne pensons que les entrepreneurs actuels s’illustreront par des choix éthiques. Il est très possible que sous la pression de la concurrence étrangère on assiste à la mise en place de réseaux de distribution importants et à une complexification des marchés ; certaines entreprises seraient amenées à effectuer des choix plus audacieux. Cela suppose un réel soutien de l’Etat, en parallèle à la stratégie sectorielle et l’apprentissage en profondeur, comme le démontre à l’envi les exemples Japonais et Sud Coréen. Dès à présent, on peut signaler que les difficultés les plus importantes pour la croissance de la Chine dans son ensemble résideront dans l’instauration d’un système économique qui soutienne des systèmes productifs performants, ce qui passe obligatoirement par la montée en puissance des entreprises qui existent aujourd’hui et dans la consolidation de l’appareil productif déjà en place.

Remerciements : Nous voudrions remercier les professeurs Cai He, Qiu Haixiong, Wu Nengquan, Xu Yong, Jean Ruffier, Gilles Guiheux et Sophie Faure pour les nombreuses discussions et réflexions sur le développement économique et social de la Chine, ainsi que deux très attentifs lecteurs anonymes à qui nous n’avons pas pu donner entière satisfaction. Les enquêtes ont été menées dans le cadre de la collaboration entre l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD, France), l’Institut de Recherche pour le Développement du Guangdong (ZURIGuD) et le Centre Franco-Chinois de Sociologie de l’Industrie et des Technologies (Université Zhongshan, Université Lyon-3 et IRD). Nous sommes seuls responsables de nos opinions ici émises. Une version préliminaire de ce travail a été présentée au séminaire « Ethique de l’efficience productive » Université Lyon 3, Janvier 2003.

Posté le 10 février 2004